Numéro 5 régional

Prendre la clé des champs

Le déploiement de la surveillance de masse remet la « liberté » en question. Mais les coordonnées du débat à propos du passe sanitaire témoignent du brouillard qui entoure cette notion – à moins qu’il ne faille parler de brouillage. Quand les uns dénoncent les atteintes aux droits fondamentaux en scandant « liberté ! », d’autres s’insurgent contre cette valeur individualiste qui serait de droite, voire une « invention du capitalisme ». Anticapitaliste convaincu, c’est pourtant par goût de la liberté (et non par dégoût de la ville) que j’ai quitté Paris en 2008 pour m’installer dans un petit village du Tarn. Une clarification s’impose.

Au fil de mes études de philosophie et de mes engagements politiques, je me suis rendu compte à quel point notre mode de vie de travailleur-consommateur-électeur contredisait la promesse de liberté universelle dont la modernité occidentale se targue d’être porteuse. Car il repose d’un côté sur une exploitation insoutenable de la nature et des humains, et de l’autre, pour celles et ceux censés « bénéficier » du confort qu’il permet, sur une bonne dose de soumission, d’aliénation et de dépossession. Peu à peu, j’ai pris conscience que rester en ville me condamnerait à terme à embrasser ce mode de vie : vu le coût de la vie et des loyers, il me faudrait prendre un emploi et je risquais fort de me retrouver enfermé dans le train-train du boulot-conso-dodo. J’ai donc pris la clé des champs, avec quelques copains, dans l’espoir de retrouver des marges de liberté.

 

Quelle liberté rechercher à la campagne ?

Des marges car vivre à la campagne ne met pas totalement à l’abri des contraintes du monde capitaliste – à vrai dire, c’est de moins en moins le cas avec les prix qui flambent, notamment des loyers dans les campagnes qui se gentrifient, et de l’essence dont il est devenu difficile de se passer. Mais cela nous a permis de desserrer un peu l’étau de notre dépendance à l’égard de l’argent et de la production industrielle, donc de reconquérir un peu d’autonomie matérielle et politique : être en mesure de satisfaire une partie de ses besoins sans passer par l’argent permet de réduire la nécessité de se salarier et d’avoir plus de temps pour les luttes. Depuis ce pas de côté, j’ai effectivement pu « gagner mon pain » en combinant des activités de subsistance à divers expédients pour gagner l’argent indispensable dans un monde marchand (cours particuliers ou vacations à la fac, petits boulots, périodes de RSA, etc.). Et j’ai ainsi pu m’engager à corps perdu dans certaines luttes, notamment celle contre le barrage de Sivens(1).

Ce « choix de vie », j’ai pu le faire pour diverses raisons, notamment sociales, politiques et culturelles, qui ne tiennent qu’en partie à moi : le fait de venir des classes moyennes, la chance d’avoir rencontré des camarades avec lesquels j’ai pu partager mes aspirations et mutualiser les ressources, la chance de ne m’être jamais endetté, d’avoir pu vivre en yourte ou en projet collectif, sans payer de loyer, etc. Je ne crois pas à l’idéologie libérale du « chacun fait ses choix ». Au contraire, j’ai toujours cherché à identifier les mécanismes qui nous rendent captifs, bon gré mal gré, de modes de vie qui ne nous conviennent pas.

Le pas de côté que j’ai fait par rapport à la carrière universitaire qui m’attendait ne m’a pas conduit à renoncer à réfléchir. Peu à peu, je me suis rendu compte que cette aspiration à l’autonomie était diffuse dans le monde, notamment rural, et qu’elle rompait avec la conception dominante de la liberté : au lieu de chercher à être déchargé des nécessités de la vie quotidienne, il s’agit de les reprendre en charge. Mais pourquoi se fatiguer à cultiver ses légumes quand on peut les acheter pas cher au (super)marché ? En quoi cela est-il porteur de liberté ? Pour y voir clair, je me suis lancé dans une enquête sur la notion de liberté. Cela m’a pris dix ans, et le résultat est mon essai Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance.

Le type de liberté qu’offre la ville

Pendant longtemps, la liberté a été identifiée à la vie urbaine. « L’air de la ville rend libre » : au Moyen Âge, cet adage juridique signifiait qu’au bout d’un an, un seigneur ne pouvait plus remettre la main sur un serf qui s’était échappé dans les bourgs bénéficiant de certaines « libertés » ou « franchises » : les « villes franches » ou les « sauvetées » qui ont donné nos « Villefranche de… » et nos « Salvetat sur… ». Mais en fin de compte, cette formule a pris une signification plus générale : même après l’abolition du servage, la liberté a été associée au cadre de vie bourgeois. Car être libre, c’était être délivré de la condition paysanne et plus généralement de toute une série de tâches, jugées pénibles et ennuyantes, liées à la subsistance : produire ses aliments, construire et entretenir son habitat, faire la lessive, la vaisselle et le ménage, etc. On n’est vraiment libre que quand on peut se consacrer à des activités plus intéressantes ou réjouissantes, que l’on choisit librement. La liberté, c’est avoir du temps libre, ce qui suppose d’être délivré des « nécessités » du quotidien, ces « choses à faire » qui sont tellement constitutives de notre mode de vie qu’on n’imagine même pas pouvoir s’en passer, mais dont on est bien content de pouvoir être exonéré.

Cette composante de l’idée de liberté est historiquement liée à la ville dans la mesure où celle-ci a été le siège de l’économie monétaire. Or, c’est l’argent qui permet, dans le monde moderne, à celles et ceux qui en possèdent de se délivrer des nécessités matérielles de la vie, ainsi que de leur corollaire : la nécessité sociale et politique de « faire avec les autres », celles et ceux qui nous entourent. Comme le disait en 1900 le sociologue allemand Georg Simmel, un fin analyste de l’argent et du type de liberté qu’il permet : « L’argent, parce qu’il s’interpose entre les choses et l’homme, permet à celui-ci une existence quasi abstraite, libre de tout égard direct pour les choses, de tout rapport direct avec elles(2) » – ainsi que de tout égard direct pour les personnes auxquelles il nous relie. Ce mode de vie délivré, c’est celui que les classes supérieures pouvaient alors mener en ville, par opposition aux artisans, paysans et ouvriers qui ne pouvaient, eux, s’épargner le « contact direct » avec les choses – ni donc avec les gens que ces choses nous forcent à croiser. C’est une vie où tout passe par l’argent, qui permet de faire tout faire. Tel est le mode de vie urbain qui s’est généralisé au cours du XXe siècle, même dans les campagnes, avec la culture de la consommation et l’« idéologie libérationniste » que la pub véhicule : « Ce qu’on nous offre, c’est au fond la promesse de nous libérer de tous les fardeaux(3). »

 

Être déchargé des nécessités de la vie

 

La liberté moderne ne se résume ni à la démocratie (la souveraineté populaire, par opposition aux formes monarchiques ou oligarchiques de pouvoir), ni à l’inviolabilité de la vie privée (bénéficier d’un certain nombre de libertés que l’État de droit est censé garantir, et qui mettent des bornes à ses interventions dans la vie des individus). Ce versant institutionnel, systématiquement mis en avant dans les réflexions sur la liberté, masque un versant matériel ou existentiel où la liberté s’identifie à la délivrance : être déchargé des nécessités de la vie.

Ce versant a pris une place importante dans les conceptions modernes de la liberté, au point de les dominer. Quand on se penche sur les « grands textes » de la pensée politique, on remarque qu’il est présupposé par toutes les théories libérales. On le retrouve même au cœur du marxisme (et plus généralement de la gauche), avec l’idée que la liberté consiste dans le dépassement du « règne de la nécessité » grâce à l’essor industriel. En vérité, cette idée nous traverse toutes et tous. Pourtant, elle ne va pas sans poser de problèmes, du point de vue de la promesse moderne de liberté. D’abord, des problèmes d’exploitation sociale. Car pour être délesté des tâches de subsistance, il faut s’en décharger sur les épaules d’autrui, auquel il faut faire faire ces « choses à faire » qu’on ne veut pas faire soi-même. La délivrance ne sera donc jamais accessible à tout le monde. Pour que certains soient délivrés d’avoir à cuisiner et même à se déplacer jusqu’au restaurant par Deliveroo (le nom de l’entreprise est significatif), il faut en condamner d’autres à cuisiner pour les autres et à pédaler sur leur vélo. Le second problème, c’est qu’une fois délivrés des tâches de subsistance, on est vitalement dépendant du système qui les assure. Or, on sait qu’« on ne mord pas la main de celui qui vous nourrit ». Dans tous les cas, le désir de délivrance aboutit donc à la servitude, celle des autres et même la nôtre.

Si l’aspiration à la délivrance est l’une des composantes essentielles du désir moderne de liberté, elle n’est pas pour autant spécifiquement moderne : on la retrouve dès la Grèce ancienne, où les maîtres cherchaient à se délivrer des activités pénibles et routinières sur le dos de leurs esclaves. En fait, les groupes en position de domination sociale ont toujours cherché à se décharger des activités liées à la subsistance sur les gens qu’ils dominaient – qu’il s’agisse des femmes, des esclaves, des paysans ou des ouvriers salariés – et ils ont fait de ce privilège une marque de leur liberté. Les intellectuels aussi y aspirent. Car pour pouvoir se consacrer à la lecture, la réflexion et l’écriture, encore faut-il être délivré des nécessités de la vie quotidienne. J’en ai fait maintes fois l’expérience quand j’ai travaillé à ce livre : difficile d’avancer quand il faut s’occuper du potager, faire du bois de chauffe, construire son logement, etc.

« Terre et liberté » : l’aspiration populaire à l’autonomie

Si cette identification de la liberté à la délivrance semble hégémonique dans le monde occidental, elle ne constitue pourtant pas la seule conception de la liberté – même dans l’Occident moderne. Car cette conception de privilégiés s’est imposée contre une autre vision, qui ressort nettement quand on examine la texture des formes de vie populaires et des luttes que les classes populaires ont menées pour leur émancipation. Bien souvent, ces luttes visaient l’accès à des ressources dont les puissants cherchaient à s’emparer, pour les mettre sous leur dépendance. Pensons par exemple à la « guerre des Demoiselles » qui a secoué l’Ariège au XIXe siècle : les paysans s’opposaient à un nouveau code forestier leur interdisant certains droit d’usages essentiels à leur subsistance, comme la collecte du bois ou le pâturage des bêtes. Un tel conflit implique une tout autre conception de la liberté que la délivrance : s’émanciper, ce n’est pas être libéré des nécessités de la vie, mais avoir accès aux ressources permettant de les prendre en charge – la première de ces ressources étant la terre. D’où le slogan « Terre et liberté ! », qui a traversé tant de luttes dans le monde : il résume en trois mots l’idée que l’accès aux moyens de subsistance est la condition de la liberté – car sinon, on se retrouve en situation de dépendance matérielle, ce qui verrouille notre soumission.

En privatisant la terre, on prive les pauvres de leurs moyens de subsistance : pour couvrir leurs besoins, ils doivent trouver de l’argent, c’est-à-dire vendre leur force de travail à celles et ceux qui sont prêts à l’acheter, donc accepter de faire ce que les riches veulent leur faire faire – et notamment ces tâches liées aux nécessités de la vie dont les nantis ont envie d’être délivrés. Voilà pourquoi le déploiement de la propriété privée est pour les bourgeois le fondement de leur liberté (conçue comme délivrance), et pour les classes populaires le vecteur de leur asservissement salarial. Mais l’accaparement du foncier (ce qu’on appelle les « enclosures » : le fait de privatiser les communaux) n’est pas le seul moyen de mettre les populations sous la dépendance de l’argent, donc du travail salarié : le développement d’un mode de vie « délivré » basé sur la consommation de produits industriels aboutit au même résultat.

Se réapproprier nos vies, se réapproprier la terre

C’est avec cette idée que renouent, il me semble, celles et ceux qui disent « cultiver leur autonomie » à la campagne. Car quand on parle d’autonomie énergétique ou alimentaire, il s’agit de pourvoir à nos besoins de nourriture et d’énergie, plutôt que d’être dépendants pour les satisfaire d’industries qui se retrouvent détenir un pouvoir exorbitant, vu les moyens de pression dont elles disposent.

Bref, il s’agit de reprendre en charge une partie de notre subsistance. On comprend donc le lien entre la quête d’autonomie et le monde rural, qui offre bien plus de possibilités de nous réapproprier une part de nos conditions de vie que l’asphalte des métropoles, ainsi que l’importance de l’autonomie matérielle pour la liberté, vu que la dépendance matérielle est vectrice de soumission. Si l’aspiration à la liberté ne veut pas faire le lit de la servitude, elle doit s’émanciper du fantasme de délivrance et renouer avec la quête d’autonomie matérielle et politique – une quête sociale ou collective puisque personne ne peut assurer seul sa subsistance. L’autonomie, ce n’est pas se débrouiller tout seul, mais s’organiser avec les autres : ce n’est pas l’indépendance, mais la lutte pour s’émanciper des dépendances asymétriques et reconstruire des interdépendance réciproques.

On saisit pourquoi les débats soulevés par le « passe sanitaire » me semblaient biaisés. Sans doute la défense des « libertés fondamentales », en premier lieu celle de disposer de notre corps, fait-elle partie historiquement du bagage du libéralisme. Mais sauf à vouloir faire le lit du totalitarisme, la défense de ces libertés est indispensable. Juste, il faut souligner avec le philosophe franco-grec Cornelius Castoriadis, fervent défenseur de l’autonomie politique contre l’oligarchie libérale, que le problème de ces libertés n’est pas d’être bourgeoises ou libérales, mais d’être « partielles ». Autrement dit : on ne peut pas se contenter de les défendre pour garantir la liberté. Car derrière cette vitrine institutionnelle, il y a dans la conception moderne de la liberté une aspiration à la délivrance qui, désormais, en vient à faire voler cette vitrine en éclats, à la fois parce qu’elle pousse à négliger ces garde-fous minimaux que sont les libertés partielles, et parce qu’elle contredit la promesse moderne d’émancipation pour toutes et tous. Contre cette aspiration typiquement urbaine sur laquelle le capitalisme industriel prospère, il faut défendre une autre conception de la liberté, historiquement liée à la ruralité même s’il est possible de cultiver l’autonomie en ville : la reprise en main de nos conditions de vie, à commencer par la subsistance. Et aujourd’hui comme hier, cela suppose de lutter contre les puissances qui nous en dépossèdent en s’accaparant tous les moyens de subsistance, à commencer par la terre.

Aurélien Berlan, Auteur de Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, La Lenteur, Saint-Michel-de-Vax, 2021.

Illustration : Pierrô

1 : Voir le recueil de textes Sivens sans retenue. Feuilles d’automne 2014, La Lenteur, 2015.

2 : Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1987.

3 : Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, 2010.