Numéro 5

No te rindas, ne te vendas, no claudiques

Ne te rends pas, ne te vends pas, ne renonce pas

« Il faut détruire le capitalisme et le patriarcat ». C’est en substance ce qu’un groupe d’adolescentes zapatistes porte au micro d’une journaliste occidentale, au moment de replier les tentes qui ont accueilli l’intensité de nos jours et de nos nuits. Intensité absorbée par nos corps, nos têtes, nos voix, qui n’en finissent plus de ne pouvoir traduire en mots ce qui s’est passé là. Nous sommes en mars 2018, des femmes zapatistes ont invité toutes les femmes du monde à se réunir chez elles, au Chiapas, avec l’envie de se rencontrer et d’apprendre de nos expériences et luttes mutuelles.

La montée d’adrénaline a commencé la veille de la rencontre, dans les rues de San Cristobal. Des femmes scandaient leur détermination, galvanisées par la rage et les sourires partagés. La nécessité viscérale du féminisme en Amérique latine m’a éclaté à la gueule. 2500 féminicides au Mexique en 2017 (1). Je les ai regardées passer, avant de les rejoindre. Je venais de me rendre au CIDECI (2) pour m’inscrire à la rencontre. J’avais mon sésame en poche et j’étais pleine. De feu, et de certitude de ne pas être seule.
08 mars 2018. Je grimpe dans un taxi avec mes acolytes, direction la périphérie de San Cristobal pour le grand départ. Carnets de chants, litrons d’eau potable, mangues, on est au top. Y’ a plus qu’à habiller les bus de nos banderoles. C’est parti pour la traversée du Chiapas et de ses quelques villages rebelles jusqu’au caracol de Morelia (3), où va se tenir la « Première Rencontre Internationale des Femmes en Lutte ». Je n’étais pas au jus de cet événement au moment de boucler mon sac en France. Des années que je rêvais ce voyage au Mexique, la baraka était avec moi !!
Ce jour-là, plus de sept milles femmes déboulent des communautés zapatistes, du Mexique, d’Amérique latine, des quatre coins du monde. Au loin les montagnes, et juste là celles qui les habitent et les défendent. On est attendues. À l’entrée du caracol, une banderole souhaite la bienvenue à toutes les femmes du monde, une autre interdit le passage aux hommes. Premier émoi. Je connais ces moments en non-mixité choisie (4), j’ai gouté aux mots qui sortent et à l’aplomb qu’on y gagne ; pas de doute, cette expérience sera unique.


Ça fourmille de partout. Guidée par des compas (5) on trouve un coin où s’installer avant de faire le tour du caracol. On est dans une clairière entourée de montagnes, habitée d’un tas de constructions bardées de fresques et des slogans révolutionnaires, pour la défense de la terre et de celles et ceux qui la travaillent. Y’a une grande halle, des hangars en bois et en ciment, des petites boutiques, un robinet d’eau potable déjà pris d’assaut, des terrains de sport, des barnums desquels s’échappent les premières odeurs de tortillas. Et au centre, deux scènes sur lesquelles se succèdent des femmes qui doivent faire partie de l’orga. Devant elles, des rangs de compas vont et viennent sans que je n’y pige rien. Plus à l’écart, le campement des zapatistes est fait de grandes bâches tendues. En temps normal, chacun de ces espaces a une fonction au sein de l’organisation zapatiste : école, clinique, auditorium, etc. Pour le week-end ils sont dortoir, scène, cuisine, cinéma, salle de discussion. Le temps de prendre la mesure de l’organisation collective en place, les hauts parleurs crachent une invitation à se réunir pour le discours d’ouverture.


C’est l’insurgée (6) Erika qui porte la parole collective. On est des milliers à tendre l’oreille. Son uniforme militaire tranche avec les jupes traditionnelles des compas qui l’accompagnent. En fond de scène, une rangée d’insurgées ne bouge pas d’un poil. Toutes portent un passe-montagne quand le soleil brûle les visages nus.
« Sœurs et compañeras qui nous rendez visite : (…) Nous savons bien que ça n’a pas été facile d’arriver jusqu’ici et que sûrement de nombreuses femmes qui luttent n’ont pas pu venir. (…) Je suis capitaine insurgée d’infanterie et je suis accompagnée d’autres compañeras insurgées et miliciennes de différents grades. Notre travail sera de veiller sur cet endroit pour que seules les femmes y entrent. Nous avons clairement dit que les hommes n’étaient pas invités. (…) Nous avons pensé dans les collectifs et nous avons débattu de ce que nous devions faire car nous voyons bien que quelque chose est en train de se passer. Ce qu’on voit, c’est qu’on est en train de nous tuer. Et qu’on nous tue car nous sommes des femmes. Car c’est notre délit et on nous donne une sentence de mort. Nous avons donc pensé à inviter toutes les femmes qui luttent. Nous savons qu’il y a des femmes de différentes couleurs, langues, cultures, professions, comme il y a différents modes de pensées et formes de lutte. Donc nous sommes différentes, mais nous sommes pareilles. Nous avons pensé que ce devait être juste entre femmes pour pouvoir parler, écouter, regarder, fêter sans le regard des hommes, peu importe que ce soit de bons hommes ou de mauvais hommes. »
C’est bon d’entendre ça à l’autre bout du monde, quand chez moi les mixités choisies sont parfois incomprises. C’est encore meilleur de se dire qu’elles l’ont fait : monter un tel événement de A à Z entre compas. C’est la première fois que je vis un truc pareil, une assemblée de meufs si dense. Je ne sais pas ce que vivent au quotidien celles qui m’entourent, mais je ressens l’exaltation collective d’être réunies, gonflées à bloc par la joie et la confiance qui s’installent. Je suis habitée par le sentiment d’être entre frangines. Une meute de frangines capables de tout.
« (…) Nous pouvons donc choisir. Ou on se met en compétition entre nous et à la fin de la rencontre on se rendra compte que personne n’a gagné. Ou on se met d’accord pour lutter ensemble, aussi différentes que l’on soit, contre le système capitaliste patriarcal qui est celui qui nous violente et nous assassine. Ici, l’âge n’est pas important. Peu importe que vous soyez mariées, célibataires, veuves ou divorcées, que vous soyez de la ville ou de la campagne, que vous soyez membres d’un parti politique, que vous soyez lesbiennes ou asexuelles ou transgenre ou peu importe comment vous vous qualifiez, peu importe que vous ayez fait des études, que vous soyez féministes ou non. »
On est arrivées il y a quelques heures, et je mesure alors vraiment ma chance d’être là. Je mesure à quel point cet événement est important, tant pour celles qui ont passé des mois à se réunir et le construire collectivement, que pour celles qui y participent, et pour toutes les autres aussi.
Y’a environ deux mille zapatistes sur place, la plupart sont au pied de la scène, en lignes. Celles qui se succèdent au micro parlent de révolution anticapitaliste et antipatriarcale comme d’une réalité à notre portée, avec humilité, loin d’un discours élitiste. On gueule, on chante et on y met du cœur. Si y’a une chose qui reste c’est bien ce volume sonore, cette sensation que pendant trois jours on a réagi à ce qui se présentait à nous, sans filtre. On était vivantes.
« Je suis née et j’ai grandi avec les patrouilles militaires qui rôdaient autour de nos communautés, en écoutant les soldats dire des conneries aux femmes (..).Mais comme nous étions en collectif, nous n’avons pas eu peur, nous avons plutôt décidé de lutter et de nous soutenir collectivement en tant que femmes zapatistes. C’est comme ça que nous avons appris que nous pouvions nous défendre et diriger. Et même si nous n’avions pas fait d’études, nous avions beaucoup de rage à cause de toutes les saloperies qu’ils nous font.Car j’ai vécu l’humiliation, les moqueries, les violences, les coups, les morts pour le fait d’être une femme, d’être indigène, d’être pauvre et maintenant d’être zapatiste. »
Ça résonne. Je suis blanche, occidentale, assez riche pour me payer le voyage. Y’a des enjeux que je ne peux saisir. Par moment je suis traversée par un malaise, celui de faire partie d’une vague de touristes politiques. J’ai fait 10 000 bornes avec mon espagnol bricolé, quand parmi les zapatistes qui nous accueillent cette langue n’est parfois ni comprise ni parlée. Pour certaines d’entre elles, c’est pas anodin d’être arrivées jusque là, d’avoir quitté leur communauté et leur activité. Leur départ en camions, chargées d’une logistique folle me le rappellera. 
« Nous souhaitons aussi saluer ici nos compañeras zapatistes qui n’ont pas pu venir et qui sont restées où elles étaient pour que nous, nous puissions être là. Merci aussi à nos compañeros qui ont dû rester chez nous pour s’occuper de notre famille, de nos animaux, de nos maisons, de nos champs, et qui ont surveillé au cas où les mauvais gouvernements feraient quelque chose de nuisible pour la rencontre. »
À la fin de la prise de parole, les lumières se coupent net. On se cherche du regard dans le silence de la nuit. Puis autant de bougies que de zapatistes présentes s’allument. Une forêt incandescente qui nous fait chialer en chœur. Tienes un panuelo ? Après ça je suis pleine à craquer, je peux juste aller me coucher et vibrer à l’écoute de la résistance chantée par celles qui furent les rock-stars du week-end. En mieux.
Le lendemain à 6h du mat’, elles sont de retour sur scène à chanter la rébellion. Toujours dans le duvet, et déjà le smile, C’est parti pour deux jours d’ateliers, de discussions, de films, de musique, de spectacle. Un programme d’une densité dingue, brodé des propositions de participantes du monde entier. Cette rencontre se veut politique, artistique, culturelle et sportive. D’un espace à l’autre, une énergie et une ambiance différentes. Mille manières de se rencontrer, et toujours un œil zapatiste derrière une caméra afin de rapporter les fruits de ces aventures dans les communautés. Je plonge dans ce qui m’appelle : danse contact, échanges sur les violences sexuelles, théâtre de l’opprimé, conférence d’une femme Mapuche en lutte, papotes en faisant la queue aux toilettes… Au même moment, d’autres, parmi tant d’autres, font vivre une écriture collective d’un manifeste féministe, de l’auto-défense, un open- mic, des fresques murales, et l’inouï tournoi de foot en plein cagnard dont on ignore encore les gagnantes. Parce qu’il n’y en avait pas.
Et puis y’a tout le reste, les kilos de frijoles qui cuisent, la présence de Marichuy, première femme indigène à se présenter à l’élection présidentielle, les échanges de cadeaux d’un peuple à un autre, les moments de danse acharnée et les « qué tal » aux accents du monde. Avec les copines rencontrées à San Cristobal, on chante les féminismes sous la lune, jusqu’à l’arbre des rêves qu’on a apporté avec nous. D’autres nous rejoignent, c’est bon !
« Nous ne sommes pas toutes là. Nous sommes bien plus nombreuses et la rage et la colère que nous avons est grande. Mais notre rage n’est pas seulement due à notre condition, mais elle est pour toutes les femmes qui sont violentées, assassinées, violées, insultées, disparues, détenues. Sœurs et compañeras, nous ne vous demandons pas que vous veniez lutter pour nous, et de la même manière, nous n’irons pas lutter pour vous. La seule chose que nous vous demandons c’est de continuer à lutter, que vous ne vous rendiez pas, que vous ne vous vendiez pas, que vous ne renonciez pas à être des femmes qui luttent. »
Dans cet espace hors du temps se sont mêlés autant de réalités que de personnes, autant de moyens de lutter que de femmes. Sur le coup, j’aurais bien accroché des posters grandeur nature de ces meufs dans ma tente. Des zapatistes qui m’ont remué le cœur de leur dignité rebelle, et aussi de toutes les autres, qui sont venues témoigner de leurs luttes et de leurs expériences. Les mots qui se sont échangés et les silences qui se sont partagés ont révélé des liens en béton armé. Ca me réchauffe de penser que nous sommes camarades, qu’il n’y a pas de petites façons de lutter, et que chacune fait avec ce qu’elle est, où elle est. D’ailleurs rendez-vous est pris pour une seconde rencontre au Chiapas, mais aussi et surtout dans nos propres mondes, en accord avec nos pratiques et nos temporalités.
« Nous voulons vivre longtemps et pouvoir dire que chaque année de plus a été une année de lutte. Mais pour cela nous devons être vivantes (…). Et personne ne va nous offrir ça, sœurs et compañeras. Ni dieu, ni l’homme, ni le parti politique, ni un sauveur, ni un leader, ni une leader, ni une cheffe.(…) Ce n’est pas aux hommes, ni au système de nous donner notre liberté. Au contraire, le travail du système capitaliste patriarcal est de nous maintenir soumises. Si nous voulons être libres, nous devons conquérir la liberté nous-mêmes en tant que femmes que nous sommes. »
Il faut bien se dire au revoir. La compa chargée de clôturer la rencontre nous invite à reprendre la route avec notre bougie, à la partager avec toutes les violentées, à la transformer en rage, en colère, en décision.
« Amène-la et peut-être qu’ensuite il te viendra à l’idée qu’il n’y aura ni justice ni liberté dans le système capitaliste patriarcal. Et  alors, peut-être qu’on se retrouvera pour mettre le feu au système. Et peut-être que tu seras à nos côtés pour faire attention que personne n’éteigne ce feu jusqu’à ce qu’il ne reste que des cendres.Et donc, sœur et compañera, ce jour qui sera nuit, peut-être pourra-t-on dire avec toi :
« Bon, eh bien maintenant, oui on va commencer à construire le monde que l’on mérite et dont on a besoin ». Vamos !
On a passé trois jours le poing levé, la bouche ouverte. Et on s’enlace. C’est pas rien de deviner les sourires et les larmes derrière le passe-montagne de celle qui me serre fort. J’ai pas envie que ça s’arrête. Mais les portes finissent par s’ouvrir, et des compañeros entrent. C’est l’heure du bal, sans transition.
Alors je danse sous le panier de basket avec une insurgée. Je suis en tong, elle est en randjo. Elle va remonter dans la montagne, je vais repartir avec ma bougie.

1: En France en 2017, 133 femmes ont été tuées par leur compagnon ou ex-compagnon. Pour s’approcher du chiffre réel des féminicides (par définition, meurtre d’une femme ou d’une jeune fille en raison de sa condition féminine), il faut bien évidemment ajouter le nombre de femmes assassinées par d’autres personnes que leur conjoint, mais aussi celui des femmes qui, victimes de violence, ont mis fin à leur jour.
2 : le CIDECI est  le centre indigène de formation intégrale, situé à San Cristobal. Il fait partie du mouvement Unitierra, mouvement d’apprentissage autonome, et s’inspire de la lutte zapatiste.
3 : Les municipalités autonomes zapatistes sont depuis 2003 regroupées par caracols. Au nombre de cinq, ils sont les lieux de prises de décisions et d’administration, et y siègent les conseils de bon gouvernement constitués de représentant.es de chaque municipalité.
4 : La non-mixité, quand elle est choisie, est le fait de se retrouver entre personnes subissant une même discrimination, dans le but de s’en émanciper. Ici on était en non-mixité choisie femmes/trans.
5 : « Compas » pour « compañeras », terme employé par les zapatistes pour se nommer mutuellement.
6 : Les « insurgées » sont les militaires membres de la troupe permanente de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale.

Le mouvement zapatiste


Il y a 25 ans, le 01 janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) prenait par les armes cinq chefs lieux du Chiapas qu’elle souhaitait déclarer autonomes. Depuis, les communautés s’organisent et luttent contre les violences et les discriminations dont sont victimes les peuples indigènes. Le mouvement, à la fois social et politique, tend à installer un système basé sur la sobriété et l’autosuffisance, et travaille à éliminer toute exploitation, toute domination et toute hiérarchie autre que celle de servir la communauté. Au sein de l’organisation, le militaire et le politique sont aujourd’hui séparés, et l’organisation affirme ne pas vouloir se servir de ses armes. Les familles qui composent les bases d’appui dans les villages travaillent à l’autogestion et au développement, et l’armée zapatiste de libération nationale (EZLN) est chargée de la protection du territoire. Le mouvement a crée ses propres cliniques, écoles, système de justice. Il a pensé sa propre structure de gestion, avec au sommet les conseils de bon gouvernement, dont dépendent les municipalités autonomes. Leur devise : « le peuple gouverne et le gouvernement obéit ».