Numéro 5

« Dense macabre »

Une peuchère en Aveyron en a gros sur la patate. Je préviens tout de suite : tant qu’à ne pas avoir la pêche, je vais parler de la mort. J’ai à peine la force de râper mes carottes, c’est pas des salades. J’ai pas non plus les radis pour avoir un jardin, mais de mes épluchures de spleen, je vous propose ce texte compost. De quoi fertiliser nos pensées sur la grande faucheuse.

Savez-vous le point commun entre une journée de répression sur Notre-Dame-Des-Landes et le changement de moquette de la salle des fêtes de l’Élysée ? Le prix : 300 000 euros. Les injustices sociales dans le pays des droits des riches, c’est pas ce qui manque. À genoux les pauvres. Toute une « classe » contre le mur, les mains sur la tête. Les lycéens de Mantes-la-Jolie en ont fait l’expérience récemment. Parcours inférieurs et sévices publics. À l’heure où le cap du gouvernement reste celui d’un yacht à pleine vitesse sur une mer de cadavres de pauvres de plus en plus dense, le mois de décembre commence par un embrasement social, qui disjoncte la déco des Champs Élysée. Ça chauffe l’ambiance, le poêle des masses. Une partie du peuple méprisé par le pouvoir en place qui déboule telle une horde de minions en furie, réclamant le partage des richesses, la démocratie directe et la démission du président, ça ferait tâche sur la moquette de la République. À l’heure où le pouvoir en place n’a que des murs et des ruines à proposer aux laissés-pour-compte, les immeubles s’écroulent sur les pauvres gens à Marseille, satisfaisant la spéculation immobilière. Je pense à Zineb Redouane, morte à l’hôpital d’avoir reçu une grenade lacrymo chez elle, prés de la Canebière. Poubelle la vie. De chez moi, je regarde passer les heures et les oiseaux à ma fenêtre. Le point de vue est large et je vois loin. Au premier plan par contre, il y a des cheminées éventrées, d’autres effondrées et des toitures méchamment courbées d’avoir vécues tout ce temps, sans abriter personne. Dans cette ville en décrépitude, il faut faire attention où l’on marche, car des balcons s’écroulent comme les vies des plus précaires.

Ça fait trois ans que je vis en Aveyron. Avant ça j’ai été SDF, squatteuse, RMIste de longue durée. Reconnue adulte handicapée aujourd’hui, j’ai trouvé ici un endroit pour survivre et me reconstruire. Personne neuro-atypique, psychiatrisée, convalescente quasi recluse, mon handicap est « invisible » (1). Dans mon refuge même sans chauffage, la température est de 15° quand il gèle dehors. C’est mieux que dans la plupart des lieux où j’ai vécu jusque là. Mais ça aurait pu être bien mieux, si j’avais pas à faire le deuil du chèque énergie auquel j’ai légitimement droit. Même après recours et pour la troisième année consécutive, l’administration française n’est toujours pas foutu de faire coïncider ma situation de précaire au long court, adulte handicapée de surcroît, et mes droits au chauffage. Le froid : cette horrible sensation usante que tous les mal-chauffés connaissent bien, est aussi pour moi un déclencheur sensoriel de reviviscences traumatiques liées à des violences sexuelles qui me tétanisent. Bref, même si c’est mieux niveau sanitaire, la douceur réparatrice d’un foyer à 20° et la joie de vivre, c’est pas pour tout de suite. Alors je mets une couche de laine supplémentaire et chante pour me donner du courage, en rêvant à la mise en place du revenu inconditionnel et à un grand retour des tarifs sociaux pour le gaz et l’éléctricité (2) : « Un jour mon chèèèèque viendra » (air connu).

Deuils, ruptures, maladies dégénératives, tentative de suicide, urgences psychiatriques, agressions, disparition inquiétante, tutelles, soins intensifs, violences physiques, sexuelles et psychologiques sur adulte, sur mineur, sur personnes handicapées. Non, c’est pas les thématiques de « Nouveau Détective ». Juste une liste de mots dans le désordre, pour récapituler vite fait mes préoccupations de l’année, celles de mes proches et de mon entourage. Pour pas mourir de chagrin, j’ai évité le moindre choc de plus, confinée dans mon nid. J’ai écouté de la musique, vu plein de dessins animés, lu beaucoup de poésie, découvert Lucia Berlin et son sublime « Manuel à l’usage des femmes de ménages » et dévoré « Utopies Réalistes » de Rutger Bregman. Un livre court, accessible et touffu qui souligne que l’humanité possède plus de smartphone que de sanitaires et qu’il suffirait d’utiliser 0,7% du PIB mondial pour mettre fin à la pauvreté extrême. Un argumentaire simple et efficace en faveur du partage des richesses,dela semaine de quinze heures de travail ou de l’ouverture de toutes les frontières. J’y ai retrouvé cette chère Evelyn Forget qui a étudié l’expérience de revenu universel au Canada dans les années 70. Travail de fourmi, basé sur des archives qui avaient failli partir à la benne. Vivifiant. J’en avais bien besoin.

Cette année, j’ai perdu deux amis que je connaissais depuis plus de quinze ans et que j’aimais beaucoup. Squatteurs. Compagnons d’infortune et d’abondance mêlées. Bouffée de souvenirs chaleureux en pensant à eux. Quand l’un ou l’autre rentraient de récup’. Des sacs remplis de victuailles bio à peine périmées à distribuer. Quand on partageait, sorti de nulle part, le dernier bédo avant d’aller se coucher ou la dernière gorgée d’eau de vie avant que le jour se lève. Tours de magie punk. L’intimité du partage qui n’est pas seulement affaire de promiscuité. C’est ça la famille qu’on se choisit. Ces liens infimes et forts comme les toiles d’araignées qui se tissent entre laissés pour compte. Ce grand syndicat informel des bizarroïdes. Un réseau social éparse mais pas du tout virtuel. Des personnes si originales et créatives que c’est une vaste nébuleuse de freaks qui s’endeuille quand l’un de nous s’en va.

Il s’est passé peu de temps entre la mort de ces deux êtres, et la gestion de leurs départs respectifs a été totalement opposée. Pour l’un, la famille de sang a tout pris en charge en refusant la présence de la famille de cœur. Double effet coup de boule. Pour l’autre, c’est nous qui avons pris les choses en main. Retrouver sa plus proche famille et lui annoncer la nouvelle, gérer l’ambassade parce qu’il est mort très loin de chez lui, informer et mobiliser les ami.e.s, collecter la thune, organiser les moments de retrouvailles. Affronter la cérémonie. Avec la seule personne présente à l’avoir vu grandir, qui m’a serré la main en me disant « c’était vous sa vraie famille ». En plein cœur. Chagrin et tendresse mélangés qui font résonner plein d’amour. Ça rappelle les fondamentaux : se serrer les coudes, se parler vraiment, se rencontrer entre ami.e.s éparpillé.e.s. Imaginer et créer ensemble. Tisser et resserrer les liens. À la vie, à la mort aussi, les pirates… La peine est incompressible mais il faut bien tenir. Alors pour s’épauler on fait ce qu’on sait faire de mieux, ensemble. Ce qui nous a réunis bien des fois. La putain de fête. Hommage Technoïde à un rêve parti. Débauche de créativité. Où personne ne va te regarder de travers parce que tu pleures en dansant.

Danser un slow avec la mort, oui certes, mais le plus tard et en meilleure santé possible. Si possible. Qui sait quand et comment ça peut tomber ? En attendant, on est bien obligé d’y penser avant d’y passer. Mais c’est pas un sujet dont on cause. Dans un contexte où la sociabilité est de plus en plus souvent superficielle, qui ose en parler ? Par exemple, combien d’entre nous connaissent le nom de famille de nos potes en rupture familiale, s’il arrivait quelque chose lorsqu’on est avec eux ? Qu’on soit en lien avec sa famille ou pas, qu’on soit en bonne santé ou pas, on peut se poser sans tarder un tas de questions pratiques. Qui suis-je, ou vais-je, dans quel cercueil de cellulose (3) taggé finirais-je ? Qu’est-ce qu’on fait pour se payer, à défaut d’assurance vie, l’élégance ultime de dire à ses proches qu’on les aime ? Puisqu’il n’y a pas d’amour mais des preuves d’amour. Que laisse-t-on comme dernières volontés ? Si on choisi d’en laisser… Perso, en tant que peuchère, j’ai déjà signifié à certain.e.s de mes proches qu’un bon trou dans la forêt, mon petit corps drapé dans du lin, avec le chant des petits oiseaux pour requiem, en toute humilité, ça me plairait beaucoup. Mais pour le moment, c’est interdit. L’écologie s’arrête aux portes des cimetières. Ci-git le bon sens et la dignité.

« -Hé béh dans les cimetières, t’as même pas le droit de planter un arbre sur ta tombe!

-T’as qu’a mettre un gland dans ta poche… » (brève de marché)

L’Association Française d’Information Funéraire a rédigé un guide d’auto-défense funéraire très détaillé pour renseigner correctement les particuliers sur ce douloureux sujet (4). Documents éprouvants mais nécessaires. Car quand le pire arrive, il s’avère très utile, même dans l’urgence, de prendre le temps de comparer les enseignes et d’exiger une société de pompes funèbres indépendante. Les seules à adopter une réelle charte éthique sont regroupées en collectif : le réseau Funéris (5). Ce réseau méconnu, a même porté plainte pour détournement de clientèle, contre les trois géants du funéraire que sont PFG/OGF, Le Choix Funéraire et Roc Eclerc. C’est indécent ce que ces trois groupes de croque-morts peuvent (se) toucher sur des services minables, des contrats signés à la va-vite par des familles. Des proches éplorés, qui ne se doutent de rien. En insistant pour prodiguer des pseudos soins au défunt, comme la thanatopraxie, qui sont hyper intrusifs et hyper polluants. Voire qui ne sont pas effectués, mais facturés quand même. « Crevards » est le terme tout indiqué pour qualifier ces « professionnels ». Une hydre à trois têtes qui accapare le marché en s’alliant avec les groupes bancaires et les sociétés d’assurance qui servent les intérêts des mêmes actionnaires qu’eux. Alors qu’il n’y a aucune obligation contractuelle de faire appel à eux, ils harponnent les familles des défunts qui ont souscrit comme cinq millions de français à un plan de prévoyance obsèques ou contrat-obsèques. Mauvais plan qui à défaut de soulager les consciences, soulage surtout les comptes en banque des personnes qui souscrivent : sur 8000 euros investis, par une dame au Crédit Agricole, le fond garanti débloqué par la banque sera finalement de 3000 euros (6). Quand le prix moyen des obsèques est de plus ou moins 3500 euros quel que soit le mode funéraire choisi. Même J.P Sueur nous dit « un grand nombres de contrats-obsèques sont contraires à la loi ».

Cet homme s’y connait en business funéraire, c’est le sénateur qui a rédigé la loi d’ouverture à la concurrence des pompes funèbres en 1993. Une loi qui a mis fin aux monopoles des mairies dans le domaine. Avant ça, il existait des services funéraires communaux partout : non seulement ils rapportaient de l’argent aux collectivités locales, mais ils garantissaient à tous un droit à des funérailles dignes. Désormais les soins aux indigents dépendent du bon vouloir des maires, des fonds budgétaires, des infrastructures qui subsistent localement, ou pas. Et c’est souvent la société civile, les associations caritatives locales, qui s’occupent du sort des plus vulnérables, comblant l’abandon de l’état. Comme le « Laboratoire des idées Santé d’ATD Quart Monde » à Nancy, qui met en place des contrats-obsèques solidaires. Ou encore au collectif « Les morts de la rue » à Paris, qui accompagne les plus pauvres et les plus isolés jusqu’à la tombe, et interpelle les pouvoirs publics sur leur devoir de solidarité. C’est d’ailleurs suite à l’hécatombe dûe à la canicule de 2003 que les mairies ont été sommées de reprendre leur rôle de croque-mort des indigents, sous la pression d’ATD Quart Monde. Le livre « Mourir lorsqu’on est pauvre : où s’arrête la dignité ? » fait le bilan d’une situation où l’action sociale a été, là aussi, ravagée par le libéralisme (7). Quand les proches aux poches vides ne peuvent même pas venir aux cérémonies prises en charges par les communes, par peur de se voir présenter une facture qu’ils ne peuvent pas assumer, J.P Sueur n’a pas honte de lâcher, avec toute la décontraction des grands de ce monde : « Je trouve ça bien que les enfants financent les obsèques des parents, c’est un devoir de solidarité ». Abject de la part de quelqu’un bénéficiaire de l’allocation pour frais funéraires. En effet, même quand ils ne sont plus en fonction, c’est aux contribuables de payer les obsèques des sénateurs, des députés, de leurs conjoints et de leurs enfants à charge. Une allocation censée être plafonnée à 2 350 euros mais qui peut monter sur présentation de facture. C’est marrant comme les budgets peuvent devenir flexibles quand il s’agit d’enterrement de première classe! En 2016, cette somme a atteint 1 505 693 euros de frais d’obsèques, députés et sénateurs confondus (8). Non, on est pas tous égaux face à la mort.

Bilan carbone 14 : la crémation c’est un peu moins cher, mais pas vraiment mieux que l’inhumation sur le plan écologique. Pour peu que tu sois sous traitement médical et/ou que tu aies des plombages dentaires, tes restes viendront s’ajouter à la trop longue liste des polluants répandus dans l’atmosphère (9) et depuis 2007, la dispersion des cendres dans la nature, est interdite. Alors comme option FUNéraire, quand l’entourage a le sens de l’humour, les cendres peuvent être pressées dans des disques vynils (10) ou mélangées à de l’encre de sérigraphie pour rester plus longtemps avec les copains sous forme de poster ! Vanité rigolote. Il y a aussi des innovations dans le domaine mortuaire aux doux noms de promession, résomation, aquamation : elles sont au point et interdites. Mais une autre option existe, compatible avec les principes de la permaculture. Facilement envisageable et bien moins chère que la crémation et l’inhumation classique : l’humusation (11), qui n’est autre qu’un bon compostage (et hop la nature ne dit rien mais remercie quand même). Une pétition en sa faveur est en ligne, ainsi que des papiers téléchargeables, à envoyer à vos mairies respectives pour faire pencher la balance, en disant que c’est vos dernières volontés. Plus on sera de fous, plus on sera peinards sous les herbes folles. Moi ça me botte plus que pourrir dans un terrain commun ou « carré des indigents » (novlangue pour fosse commune) de béton dégueu. Mais le seul endroit en France ou ce soit possible jusqu’à présent c’est à Niort au cimetière de Souché (12), charte écologique et sociale à l’appui. Un joli document technique présentant ce cimetière aux élus et aux particulier est téléchargeable. Un ouvrage à présenter à la mairie la plus proche.

Il est donc possible de revaloriser des friches, même polluées, pour en faire des cimetières écologiques. On pourrait redonner de la vie et de la biodiversité grâce à nos corps. Bannir le béton de nos lieux de recueillement et de nos têtes. L’humusation, c’est juste logique avant d’être écologique. Un vrai geste pour la nature et pour le moral de celleux qui restent. Dans une humanité qui se croit hors-sol, on a de plus en plus besoin de jardins. Là où les herbes folles sont tellement utiles… Plus il y en a, plus elles sont différentes et mélangées, plus le milieu est favorable à la vie sous toutes ses formes. Il en est des plantes comme des animaux humains… En tant que primate, je m’accroche aux branches et remercie mes ami.e.s guenons et alliés gibons d’exister et de m’aider à tenir. Dehors les feuilles sont gelées, mon chien sort promener sa peuchère. Dans la forêt, je goûte la douce odeur de la terre. Et en toute humilité, puisque ce mot vient de « Humus » je me penche pour vous saluer. Il me tarde vraiment d’avoir un jardin à partager avant de finir dans un jardin partagé. « Repousse en paix », « Repose en près », « La mort, on s’en friche! »… Ciao les morts et belle et luxuriante vie aux autres.

Texte : Peuchère

Dessin : FloRe, d’après « Trésors des Catacombes » de Paul Koudounaris, édition de la Martinière.

1 : « La différence invisible » de Mademoiselle Caroline et Julie Dachez, édition Delcourt. Dossier « Handicap, tous différents », l’âge de faire, n°136, Décembre 2018.

2 : Voir « La panade » et « Tout n’est pain perdu », L’Empaillé # 3 et # 4.

3 : On peut exiger un cercueil en cellulose quelque soit la société de pompes funèbres. Ils sont moins chers, homologués inhumation/crémation et écologiques. Le fabricant : Georges Braissant. site internet: euroiris.unblog.fr

4 : Voir le site de l’ AFIF, rubrique conseil.

5 : www.funeris.com

6 : Émission « Secret d’infos » du 5 Mai 2018, « Pompes funèbres, pompe a fric », France Inter.

7 : Éditions Quart Monde, téléchargeable gratuitement en ligne.

8 : « Les contribuables vont continuer à payer les obsèques des députés, mais un peu moins », Caroline Piquet, Le Figaro, 17/03/18.

9 : « Aux pompes funèbres, le marché fait sa loi » de Lisa Giachino, dans le dossier « mourir oui, mais écolo », revue « l’âge de faire », 29/11/16.

10 : IDLES, groupe anglais de Post Punk dont le chanteur a perdu sa mère en 2016 pendant l’élaboration de leur premier album « Brutalism ». Ils ont fait presser une partie de ses cendres dans l’édition limitée du vynil. Leur nouvel album : « Joy as an act of resistance ».

11 : Pour infos : www.humusation.org et Fondation Métamorphose.

12 : « Cercueils en carton et corps rendus à l’humus : le cimetière devient écolo », Odile Floutié, revue Silence, relayé sur le site Reporterre, 15/03/16.