Ni derrière ni devant

Au lever, je fais ce que je peux faire à quatre heures du matin pour tenter de tâcher d’essayer de voir comment faire pour m’efforcer de faire mon possible pour tenter de tâcher de me sortir de la merde administrative dans laquelle je suis. Des lois et de nouvelles règles ont été adoptées. Le RSA, France Travail, et cetera. Je ne crois pas avoir vu passer d’info complètes quant à ce changement de réglementation. Rien n’est clair, y compris moi. Je me demande combien de personnes et dans combien de domaines et quels services publics ont, ces dernières années, subi les conséquences de nouvelles lois, de nouvelles règles, durcissant la vie des travailleur·ses et des usager·es, les ont subies sans que cela n’ait fait grand bruit. Happé·es que nous sommes par le génocide en cours à Gaza, happé·es que nous sommes par toutes les dégueulasseries en cours dans la majeure partie des pays qu’on nous a toujours présentés comme faisant partie de l’Axe du Bien, happé·es que nous sommes par les dégueulasseries en cours dans le pays des droits de mon cul de l’Homme, happé·es que nous sommes par les dernières décences républicaines défoncé·es à coups de répugnants discours, de répugnantes phrases, de répugnants débats, d’une répugnance telle qu’elle amène à penser que le pire est de nouveau possible, envisageable, que la démocratie c’est la démocratie et que si le peuple (peuple mon cul) parle alors il a raison, qu’il a raison même si on a fait tomber sur chacun·e de ses membres (sauf sur quelques-un·es…) une pluie de lois et de règles et de paroles humiliantes, pour ensuite faire croire que chacun·e d’entre nous regagnera en amour-propre et en dignité en tapant sur le voisin ou la voisine, nous amenant à penser que le pouvoir a raison de rabaisser son monde, puisque chacun·e de nous souffre et se sent rabaissé·e alors pourquoi pas les autres, et pourquoi pas d’ailleurs rabaisser plus encore les immigré·es et les descendant·es d’immigré·es qu’on appelle désormais étranger·ères sans que cela ne fasse plus frémir grand monde, et pourquoi pas rabaisser plus encore ceux et celles qui n’ont pas la nationalité française, parce que merde, on nous avait juré qu’on garderait nos privilèges ; être plus blancs que les noirs, plus hommes que les femmes, plus libres que les Afghan·es, plus français·es que les étranger·es, plus travailleur·ses et plus utiles que les chômeur·es, plus raisonnables que les cinglé·es, plus présentables que les clochard·es et plus intégré·es que les barbares, avec en contrepartie de se faire chier chaque jour à obéir aux lois et aux règles, à ses supérieurs, à faire face à ses obligations (alors pourquoi d’autres ne parviendraient-ils pas à les affronter ? Pourquoi d’autres auraient le privilège de ne pas les affronter ? Moi je fais les efforts, merde !).
Et puis, à cinq heures du matin, peut-être pour me sauver de là, pour m’en extraire et pour me faire sourire, je me souviens d’un certain matin de 2016 ou 2017 (il n’y a que huit ou neuf ans, mais une éternité).
Mon fils est en deuxième année de maternelle. Son instit a plus de soixante ans, nous discutons souvent ensemble, les discussions sont courtes, mais on prend le temps de se dire un poil plus que rien. Il me dit qu’il n’est plus en capacité de faire son métier correctement, qu’après le repas il n’est pas fatigué il est exténué, il tombe de sommeil et supporte difficilement les gamin·es. Il n’a aucun intérêt à me dire ça, pourtant il me le dit. Il fume depuis quarante ans, il a le souffle court et ses phrases sont entrecoupées de tentatives d’inspirations profondes. Moi je le trouve courageux d’être honnête (les enfants l’attendent), courageux d’être honnête, parce que dans ce qu’il me dit, il me dit que mon fils n’est pas entre de bonnes mains, parce qu’il me le dit : il ne se sent plus assez fort pour assumer son rôle. Et moi je suis un peu content, et un peu fier, qu’il me parle à moi, et de paraître en capacité de l’écouter et de l’entendre.
Et puis un matin, parce que j’en ai envie, aussi parce que j’ai la sensation de ne rien foutre de ma vie, parce que j’aime être en présence d’enfants, sûrement aussi pour briller aux yeux de mon fils, je propose à ce professeur des écoles ex-instituteur ex-maître d’école ex-éducateur spécialisé de passer un matin avec ma vieille guitare trouée, et de jouer une ou deux chansons aux enfants.
Nous nous asseyons d’abord tous·tes ensemble et je ne sais plus comment chacun chacune en vient à prononcer quelques mots dans une langue autre que le français, certain·es dans leur autre langue maternelle ou paternelle. D’autres et les mêmes essaient de répéter les mots exotiques, et personne ne se moque des ratés, des accents foireux, ça rit, et je vois bien que les gamin·es sont fier·es d’exporter-d’importer un bout de leur culture, un bout de ce qu’ils savent et utilisent, un petit bout de ce qui reste le plus souvent à la maison ou du côté des membres de leur communauté linguistique, d’être venu·es avec des bouts d’elles et d’eux en classe, dans cette pièce-là, et de montrer ça aux camarades. Et ces petits morceaux d’elles et d’eux, leurs camarades les trouvent suffisamment importants pour demander de répéter le mot, le son, pour tenter de le prononcer, de mieux le prononcer. Ils s’amusent et n’empêche qu’ils bossent grave, à s’approcher de l’autre, en jouant, gratuitement. Ils bossent grave et sans effort à s’intégrer les un·es aux autres, iels jouent et iels ne demandent à personne d’oublier sa culture en découvrant et en tentant d’imiter des petits bouts d’une autre.
Et puis je me mets devant le tableau et je sors ma guitare et les enfants me demandent pourquoi ma guitare est trouée et ils me demandent si la guitare elle marche quand même. Je chante une chanson, puis une autre. Cette autre, c’est le Petit Cheval blanc, chantée par Brassens (sur ce coup-là par moi, le petit Georges n’a qu’à bien se tenir) et écrite par Paul Fort.
Le cheval blanc a été écrasé par le labeur toute sa vie, il n’a rien connu d’autre que l’espace qu’on lui a accordé, il a passé sa vie à tirer le poids de celles et ceux qui se servaient de lui. Et puis il meurt, « sans voir le beau temps », « qu’il avait donc du coura-a-ge », il meurt « sans voir le printemps », et il n’est plus « ni derrière ni devant » celles et ceux qui vivent encore.
Le Petit Cheval blanc est mort et la chanson est finie.
Les enfants ont applaudi à la fin de la première chanson. Cette fois-ci, à la fin du Petit Cheval blanc, ils n’applaudissent pas. La plupart des yeux sont écarquillés et Habib (qui aujourd’hui en se mettant sur la pointe des pieds pourrait me manger sur la tête) lève le doigt et demande : « Est-ce que la chanson peut recommencer monsieur ? Parce que… est-ce que le petit cheval blanc peut recommencer ? Est-ce qu’il peut revivre ? Si la chanson recommence, le cheval blanc, il recommence aussi ? »
Texte : Fabien Drouet / Photo : Marjorie Calle
