Numéro 16 régional

Mandala, une histoire géométrique du capital ?

Réseau d’entraide, cercle d’abondance, expérience de sororité : les participantes à un mandala redoublent d’arguments pour recruter de nouveaux membres et leur faire payer un droit d’entrée de 1500 euros. Voilà une auto-arnaque déguisée en tontine solidaire, où les « tisseuses » de rêves défendent coûte que coûte le bien-fondé de leur « cercle »… en forme de pyramide.

« Je ne connaissais pas le principe mais les copines me lont présenté comme un système de caisse dentraide entre femmes pour leur permettre de réaliser des projets. La personne au centre de ce cercle était une Italienne qui souhaitait créer une école de théâtre. Le projet comme la personne avaient l’air super. » Ici, Rosa fait référence à son expérience au sein d’un mandala. Composé de femmes qui se nomment entre-elles « tisseuses de rêves », ce « cercle dabondance » permettrait à chacune de « réaliser son rêve » grâce à l’argent des autres participantes. Ce système économique singulier se déroule en quatre étapes. Les dernières arrivées, au nombre de huit sont nommées « feu » et doivent offrir un « cadeau » pour intégrer le cercle : un don denviron 1500 euros. Elles ont été invitées (ou « soufflées » dans le jargon) par quatre personnes de l’élément « vent » qui se trouvent au niveau supérieur. Au-dessus encore se trouvent les deux femmes « terre », puis au centre du cercle demeure une seule « femme eau », qui est celle qui reçoit largent : soit huit parts de 1 500 euros.

Avec 12 000 euros en poche, celle-ci peut partir « réaliser son rêve ». Le cercle se scinde alors en deux, créant deux nouveaux mandalas dans lesquels les femmes restantes montent d’un niveau et se rapprochent de la sortie. À charge maintenant pour chacune des huit ex-feu de recruter chacune deux nouvelles personnes. Et ainsi de suite.

Sauf que mathématiquement, ça coince très vite. Pour que les huit femmes venant d’intégrer le mandala arrivent un jour au centre de leur propre cercle, le groupe devra intégrer 64 nouvelles recrues. Et pour que ces dernières parviennent un jour à toucher le pactole, elles devront en convaincre 512 ! C’est tellement exponentiel que dès le onzième niveau, on atteint un nombre de « tisseuses » dépassant la population mondiale ! Il est donc impossible pour la grande majorité des participantes daccéder au pactole, voire même simplement de récupérer leur mise de départ. En somme, ce système ne marche pour certaines qu’à la condition que beaucoup dautres perdent leur mise.

Comment circulent les rêves

L’existence de « groupes dentraide » en non-mixité circule d’abord entre ami·es ou entre personnes gravitant dans les mêmes milieux socio-culturels. Mais laccroche peut aussi se faire lors de réunions dinformations sur « l’entraide et l’abondance », via les réseaux sociaux ou simplement par texto. Malgré son refus d’intégrer des mandalas, Jimmy se fait régulièrement « souffler » par des proches ou de lointaines connaissances. Dernièrement, elle a reçu une tentative de recrutement par téléphone : « Je t’envoie ce message pour te proposer de partager une expérience que je vis depuis quelque temps (…) [autour de] la sororité, les accords toltèques, la médecine des éléments. C’est trop long pour un sms. Si tu es curieuse, nous organisons des zooms étincelles lors desquels il est possible d’entrer dans notre fleur. Notre femme eau veut sacheter un vélo électrique. »

Aujourd’hui très critique envers les mandalas, Fred s’est retrouvée dans un de ces cercles il y a plusieurs années : « Je suis arrivée sur un nouveau territoire et ça ‘soufflait’ pas mal autour de moi, ma propriétaire me la proposé. J’avais envie de lui faire confiance et de me faire des ami·es. Parce qu’après moult tentatives dachat de maison tombées à l’eau à cause de ma situation précaire, jai essayé cette stratégie-là et j’y ai mis tous mes sous. Les deux premiers mois je trouvais ça génial et puis jai vite compris quil y avait des choses qui ne mallaient pas.»

Premières récoltes : les relations sociales

Lors de réunions hebdomadaires de plusieurs heures (le plus souvent en visio), les participantes s’apportent du soutien et des conseils pour mener leurs projets mais aussi des techniques de persuasion pour mieux « souffler ». Car pour que le mandala fonctionne, il faut tôt ou tard recruter dans son entourage des personnes dont on espère quelles sauront à leur tour faire fructifier leurs relations.

Rosa a abandonné très vite son mandala commencé aux États-Unis, préférant renoncer à sa mise de départ plutôt que d’avoir à recruter des amies : « Jusqu’à récemment je ne savais même pas quil y avait des mandalas en Europe. Et puis, une copine que je navais pas vue depuis longtemps m’a contactée pour prendre des nouvelles et au détour de la conversation s’est présenté insidieusement la question d’intégrer son mandala. J’ai éclaté de rire en disant quon ne my reprendrait pas deux fois. Sauf quil y a eu une autre amie, puis une autre ! Au début je leur en ai un peu voulu, j’ai eu l’impression d’être utilisée, puis je me suis revue il y a quelques années en train de faire défiler mon répertoire, faire des listes de personnes en me demandant comment jallais pouvoir me dépatouiller de ce truc.»

Des pépettes pas si équitables

Le discours de recrutement invoque souvent les principes de l’économie sociale et solidaire qui ferait des mandalas un moyen pour des personnes en difficulté d’accéder à plus d’autonomie. Artistes, RSAstes, auto-entrepreneur·euses, artisan·es ou salarié·es associativesles personnes rencontrées sont souvent modestes et la perspective de recevoir 10 000 euros représente une marche concrète et symbolique non négligeable. Pour y participer certain·es sendettent ou sont incité·es à tenter simultanément leur chance dans plusieurs cercles pour espérer que l’un d’eux arrive à terme.

Lanalogie positive avec les tontines africaines est souvent mobilisée. Or, à la différence d’un mandala, une tontine ne fonctionne qu’avec les participantes du départ. C’est un cercle fermé de bout en bout, un pot commun où chacune verse puis retrouve son argent additionné aux mises des autres lorsqu’elle sollicite un prêt au groupe. Lanthropologue Jeanne Semin décrit les tontines comme un espace où « les femmes [s’y] rencontrent, échangent leurs vues sur les problèmes communs, partagent les informations relatives aux services sociaux avec lesquels elles traitent, sentraident dans leur émancipation de lemprise masculine. ». Il y a certes une pression à rembourser mais les sommes en jeu sont proportionnelles aux moyens des participant·es. Enfin la légalité des tontines en fait parfois un gage qui favorise l’emprunt bancaire, là où les pratiques alternatives d’enrichissement des « tisseuses » les exposent dans de nombreux pays à une condamnation pour fraude.1

Du mystique à paillettes

Malgré des difficultés à recruter de nouvelles personnes pour son cercle, Manu reste toujours convaincu du bien-fondé d’une telle entreprise : « Chaque étape fait bosser sur soi. Le feu cest la peur, le vent la parole, la terre lancrage et leau le lâcher-prise. Contrairement à ce quon peut lire sur internet, ça n’a rien à voir avec une pyramide de Ponzi ! Ce sont des cellules qui se multiplient ». Cet aspect spirituel est souvent mis en avant dans le discours de séduction : le mandala serait une occasion unique de bouleverser son rapport à l’argent. Car selon ses hérauts, le commun des mortels est pétri de limitations quil serait bon de renverser en vue d’épanouir son « plein potentiel humain ». Le cercle offre donc la possibilité d’un accompagnement individuel par des personnes se réclamant du développement personnel mais aussi à travers laccès à des espaces en lignes (via la messagerie Telegram) où des « archives » sont disponibles pour s’informer. En cas d’échec la responsabilité reviendrait donc à l’individu qui ne sest pas suffisamment transformé. On retrouve des moyens de pression similaires dans le management olibéral et dans le champ des ressources humaines proposant à la fois recherche de profit et quête de sens.

Les références à une symbolique sacrée sont renforcées par des rituels tels que la cérémonie du grand don, à laquelle Fred a participé « L’argent est directement donné à la personne par virement ou par chèque ou lors de cérémonies où il faut souffler ses peurs’. Ça se passe souvent par le net car cest mondial mais moi c’était sur un territoire donné, on se faisait des soirées, on allumait des bougies tel un rituel spirituel inventé pour lever de l’argent. »

Le capital, cet ennemi commun ?

Jimmy a assisté hors caméra à une réunion d’un·e camarade dont le mandala était en train daccueillir une potentielle nouvelle recrue : « J’ai reconnu des voix, des personnalités fortes impliquées dans plusieurs projets ici. Elles se racontaient faire partie dune économie solidaire parallèle, et comment déjouer le système capitaliste à travers un moyen dentraide féministe. »

Pour nombre de participantes, cette expérience est la première en non-mixité et linvocation sororale et écoféministe est récurrente. Fred s’en souvient : « Le mot femme est employé cent fois par réunion, on nous essentialise avec le féminin sacré ». Sur les réseaux sociaux, la promotion des cercles sappuient sur un argumentaire engagé : « Le tissage cest des hommes et des femmes qui ont décidé de contrer le capitalisme en co-créant une économie circulaire, horizontale et équitable. On sactive pour autre chose que l’économie patriarcale et capitaliste ! »2 La défiance envers le système bancaire renforce l’idée qu’à partir de petits groupes isolés et disloqués géographiquement, on est déjà en train de construire un monde meilleur, pour soi, donc pour les autres. Ce discours d’apparence politisé présente ce montage financier comme une alternative en soi, sans regard sur la reproduction des rapports de pouvoir et des mécanismes dexclusion. Fred s’insurge:  « On ne peut pas dire quon soit dans un endroit de collectif ou de coopération. Il y a des rôles qui génèrent des dominations. »

Une expérience demprise

« Il ny a personne en haut qui senrichit plus que les autres, cest un cercle », persiste Manu. Mais pourquoi aux yeux des « tisseuses », une démonstration simple, un dessin, un calcul, ne suffisent-ils pas à mettre en lumière le montage pyramidal ? Les participantes que nous avons rencontrées semblent pourtant armées intellectuellement pour faire la différence, mais que peut la démonstration rationnelle face à une croyance ? Le psychiatre Serge Hefez, qui a travaillé sur les mécanismes demprise du groupe sur lindividu, explique que « la croyance est toujours un mécanisme intérieur de clivage, de déni : on fait croire quon adhère à une partie de la réalité et quon ne connaît pas lautre pour adhérer à des valeurs partagées. » Il ajoute : « Lindividu est alors clivé et ne peut pas retrouver cette partie de lui-même qui peut critiquer. Les croyances se transforment en convictions, et sarc-bouter sur les valeurs partagées renforce ladhésion au groupe. La paranoïa s’installe: il faut attaquer ceux qui vont attaquer. »

Désir dy arriver, pression dy parvenir

« Tout le monde était sous pression, on faisait des zooms tous les mercredis. Avec des jeux de rôles,on s’entraînait à contrer les arguments qui nous associent à une pyramide de Ponzi. J’étais pas daccord de dire aux gens que tout allait bien et ça m’a été reproché. Jarrivais pas à m’en aller car y avait cette somme dargent engagée, je me sentais coincée». Dissuadée de faire des recherches sur internet, Fred est poussée à évacuer les critiques rationnelles et à se soumettre à cette croyance que largent peut apparaître sans travailler. Le sentiment dappartenir à « une organisation pirate » peut entraîner la mise à l’écart de certaines relations apparaissant comme menaçantes. La personne recrutée (ou simplement approchée) se retrouve mise dans une confidence qui lengage auprès du groupe. Dépositaire d’un élément sensible, elle doit jongler entre sa loyauté envers le groupe et son éthique propre, entre le besoin de confier ce qu’elle vit et/ou de dénoncer de telles pratiques.

Un jour, Fred est convoquée à une visio : « Il y avait vingt personnes que ne je connaissais pas, j’ai été virée en un quart d’heure. J’étais là en tant que « femme Eau« , donc censée recevoir les « cadeaux«  après deux ans de dur labeur. Ce qui ma fait le plus mal cest d’être exclue : on m’a dit que je posais trop de questions ». Pour elle, l’arrêt brutal du « tissage » a eu des répercussions concrètes et conséquentes : perte dargent et de temps mais aussi rupture avec des ami·es et son réseau professionnel et déménagement pour une autre région.

La sortie

Comment s’en sortir quand on s’est fait arnaquer ? Comment l’assumer face aux autres?  Aujourd’hui Rosa a pris du recul sur son expérience : « J’avoue que je n’avais pas réfléchi au fonctionnement global du Mandala, à ce que cela impliquait d’un bout à l’autre de la chaîne. Je n’ai pensé qu’à mon échelle. Au début, je n’osais parler de cette histoire à personne, j’avais bien trop honte d’avoir entrevu cette part avide en moi. Maintenant j’en parle avec autodérision. Et j’encourage celles et ceux qui ont intégré un Mandala à faire un travail d’honnêteté intellectuelle, en laissant de côté les discours policés sur la sororité et l’entraide. Parce que la motivation première c’est toujours la thune. Quand on admet ça, c’est plus facile de faire le pas de coté, et d’admettre qu’on s’est planté. »

Pour certaines personnes, participer à un cercle est encore vu comme une manière de se réapproprier collectivement la question de largent et du pouvoir dagir dans un monde inégalitaire et incertain. Une solution bien bancale : fructueuse pour une minorité, jonchée de désillusions pour d’autres.

Texte : Le comité des gravières coruscantes / Illustration : Jeanne

1 Un mandala est assimilé à une pyramide de Ponzi, qui est un montage financier frauduleux illégal en France.

2 Compte Facebook personnel.