Les Indians Tolosa, un syndicat du foot populaire ?
Depuis quelques saisons, le football toulousain retrouve des couleurs et l’île du Ramier résonne plus fort les soirs de match. Les Indians Tolosa ne sont pas étrangers à ce renouveau. Née dans un bar du quartier des Minimes, l’association anime passionnément la tribune Brice Taton depuis 1993, en dépit de longues périodes de disette sportive. Toutefois, ces ultras qui luttent contre le football business doivent maintenant composer avec un fonds d’investissement qui a racheté le club en 2020.
Ce dernier samedi d’août, un cortège de plusieurs centaines de personnes marche en direction du Stadium. Ses membres chantent à pleins poumons et des torches sont craquées. Le Toulouse FC reçoit l’Olympique de Marseille et les ultras toulousain·es se massent progressivement devant les portes 6, 7 et 8 qui permettent d’accéder au virage Brice Taton. Lorsque les joueurs du Téfécé pénètrent sur le terrain, un tifo (1) est déployé : la tribune se pare de blanc et de violet et une banderole se dessine au milieu des fumigènes : « TOLOSA FUTBOL CLUB MI UNICO AMOR ». En dépit du score – défavorable ce soir-là – des chants sont entonnés pendant les 90 minutes de la partie, sous les impulsions du capo (2) qui, dos au terrain, coordonne l’animation du virage. Des drapeaux flottent aussi, dénonçant la répression policière ou rendant hommage aux ultras interdits de stade, ainsi qu’une banderole « BEIN SPORTS TUE LA LIGUE 2 ».
La reprise des championnats professionnels au mois d’août a signé le retour des assauts de ceux qui tentent de mettre au pas ce qu’il reste de populaire dans le football contemporain. Au premier rang desquels Bein Sports, qui a unilatéralement choisi la programmation de la majorité des matchs de Ligue 2 le vendredi soir au mépris des travailleur·euses qui ne peuvent pas se rendre au stade et se déplacer en semaine. Dès lors, les groupes de supporter·ices ont conjointement annoncé leur volonté de lutter contre le diffuseur TV qui confisque impunément le football à celles et ceux qui le font vivre, au stade. Une grève du soutien en tribune a été planifiée durant les quatre premières journées de championnat ainsi que des actions de sabotage des installations nécessaires à la retransmission télévisuelle. Les caméras de Bein Sports ont été pointées avec des lasers pour altérer la qualité de la diffusion et leurs camions ont été visés par des jets de peinture.
Les origines italiennes
La contre-culture ultra trouve ses racines dans l’Italie des années 1960-1970, lorsque de jeunes hommes créent des espaces d’autogestion dans les tribunes des stades de football (3). Ainsi, les groupes ultras s’installent dans les virages, où les places sont les moins chères, faisant de ces endroits des lieux populaires et empruntant les codes des groupes d’extrême-gauche qui prônent l’action directe dans les années dites « de plomb ». Le groupe est discipliné et hiérarchisé. Les ultras agissent dans l’anonymat et la clandestinité, avec parfois un recours à la violence physique. Le vol, la débrouille ou le bricolage artisanal sont des pratiques valorisées. Toutefois, cette récupération de l’esthétique ne s’accompagne pas d’une adhésion cohérente aux discours et mots d’ordre de la gauche révolutionnaire. Pour l’historien Sébastien Louis, « leur révolution se fait uniquement dans les stades et non au dehors ». Le campanilisme (4) prend le dessus sur les affiliations politiques. La revendication d’une forte identité locale, couplée au virilisme du mouvement ultra, permet aussi dans certaines villes historiques du fascisme l’émergence de groupes proches de l’extrême droite, comme à Rome. À l’inverse, à Livourne, lieu de naissance du Parti communiste italien, les ultras revendiquent un héritage et des valeurs ancrés à gauche (5).
En France, les associations ultras qui naissent dans les années 1980 adoptent un apolitisme public pour échapper à la répression et éviter l’amalgame, à une époque où la lutte contre le hooliganisme (6) est une priorité sécuritaire pour les pouvoirs publics (7). Ces jeunes groupes ultras se massifient, planifient d’imposantes scénographies en tribune et organisent des déplacements de centaines de kilomètres pour suivre leurs équipes. À Toulouse, lors de l’été 1992, quatre adolescents d’une quinzaine d’années décident – suite à une discussion dans le bar « Indians Legends » – de fonder une association sur le modèle de celles qui naissent à Marseille et se propagent dans le reste de la France. Les Indians Tolosa sont nés : ils suspendront leur bâche pour la toute première fois lors de la réception de l’AS Saint-Étienne en 1993. Dès leur création, ils s’identifient à la contre-culture ultra qui promeut l’autogestion : un fanzine – Bison Chooté – est édité à partir de 1997 ; le refus d’acheter les produits dérivés du club est affirmé ; le financement provient exclusivement des cotisations et des collectes.
Les ultras syndicalistes
Logiquement, les partis politiques, syndicats et les mouvements politiques français sont considérés avec méfiance par les ultras, mais l’inverse est tout aussi vrai ! La gauche voit dans le football un « opium du peuple » et refuse de considérer que le stade soit également un lieu propice à la lutte des classes. Léo (8), 23 ans et membre des Indians depuis 2018, revendique toujours cet apolitisme malgré « des valeurs du groupe que l’on pourrait placer à gauche » et se dit « attaché au fait d’appartenir à un groupe avec des gens qui peuvent voter à droite, à gauche ou s’abstenir, du moment qu’au stade, tout le monde ne pense qu’à Toulouse ».
Dans le football contemporain financiarisé et mondialisé (9), les ultras occupent malgré tout une position de « syndicat du foot » qui défend des revendications concrètes (baisse du prix des places et des abonnements, tribunes debout, liberté de déplacement et de réunion, matchs le week-end, rejet de la multipropriété, libre utilisation de la pyrotechnie, liberté d’expression dans la tribune) contre des ennemis identifiés comme des défenseurs d’un système juridique et économique capitaliste (les dirigeants et les actionnaires, les diffuseurs TV, les pouvoirs publics, la police et les juges). « On fait de la politique dans le sens où… on est un peu le syndicat du foot ! Il n’y a que nous qui venons rappeler les valeurs du foot populaire. La baisse du tarif des places, ce n’est pas les diffuseurs qui vont la demander », rappelle Léo. Pour ce faire, les ultras disposent d’un répertoire d’actions spécifiques : boycott des campagnes d’abonnements ou d’un match, grève du soutien, banderoles, manifestations, sabotages, etc. L’apolitisme du groupe – décidé pour préserver la vie de l’association et prévenir les discordes – doit aussi être appréhendé comme une indifférence vis-à-vis d’un champ politique où se joue un spectacle électoraliste inintéressant. Les ultras refusent de faire de la politique « en dehors du stade ».
Le foot business à l’assaut du Téfécé
Le club occitan est racheté en 2020 par le fonds d’investissement américain RedBird Capital Partners qui se distingue par l’utilisation massive des données numériques pour effectuer son recrutement, acheter et vendre des joueurs considérés comme des actifs financiers et augmenter ses profits. Le « responsable data » de Toulouse, passé notamment par l’entreprise Airbus, est chargé de produire des indicateurs pour évaluer les performances physiques et techniques des joueurs en match et à l’entraînement. Ce dernier indique d’ailleurs qu’une expertise en football n’est pas requise pour occuper son poste. Pour preuve : le « data analyst » de Liverpool a fait sa carrière dans le nucléaire, celui de Manchester City est économiste…
Le TFC n’est qu’une entité parmi la myriade de structures sportives acquises par le fonds d’investissement. Ainsi, lorsque le club toulousain se qualifie en Europa League, sa participation n’est possible qu’au prix d’un montage financier douteux puisque RedBird détient également l’AC Milan (le règlement interdit logiquement que deux clubs appartenant au même actionnaire participent à la compétition). Toutefois, l’apport financier dû au rachat a permis une forme de renouveau sportif : le club est remonté en Ligue 1 à l’issue de la saison 2021-2022, remporte la Coupe de France lors de la saison 2022-2023, et dispute l’Europa League la saison suivante. Une illustration du succès du néo-libéralisme dans le football moderne ? Côté tribune, rien n’est moins sûr !
En mai dernier, les ultras appellent dans un communiqué le nouveau responsable de la billetterie du club – tout droit sorti d’une école de marketing – « à s’intéresser aux gens qui peuplent et font vivre les tribunes et à ne surtout pas les considérer comme des simples clients ». En effet, le président Damien Comolli et les actionnaires tentent grossièrement de capitaliser sur le travail bénévole d’animation de la tribune et l’engouement populaire, en annonçant une augmentation de 25 % du prix de l’abonnement dans le virage Brice ! De plus, si deux tribunes sont situées à égale distance du terrain et offrent les mêmes visibilités aux spectateur·ices, c’est celle qui est la plus proche du virage des ultras qui connaît la tarification la plus élevée. Cette stratégie agressive vise aussi à gentrifier les tribunes en chassant les supporter·ices organisé·es pour défendre leurs droits (alors même que ce sont elles et eux qui ont permis au Stadium de retrouver sa ferveur populaire) et les remplacer par des spectateurs et spectatrices passives. En réaction, deux banderoles sont déployées dans le virage lors de la réception du club de Montpellier : « Contre une augmentation tarifaire déraisonnée » ; « le virage Brice fait grimper le prix de l’immobilier ». Finalement, la mobilisation des Indians qui menacent également de boycotter la campagne d’abonnements, fait reculer la direction.
Malgré quelques saisons réussies, les succès sportifs du TFC semblent fragiles à long terme. La multipropriété condamne les clubs français à devenir des succursales de clubs anglais, espagnols, allemands ou italiens. Les joueurs les plus talentueux rejoignent les « gros » clubs en échanges d’indemnités de transferts qui sont en réalité des montages financiers opaques. L’histoire et l’identité des « petits clubs » sont méprisées par les multipropriétaires. Le groupe des Ultra Boys 90 de Strasbourg affirme par exemple activement, depuis plusieurs années, son rejet du multipropriétaire BlueCo et la peur de voir son équipe devenir un club satellite de Chelsea. Le TFC a donc toutes les raisons de craindre de devenir à son tour l’équipe réserve du Milan AC. Un club au poids économique colossal qui comptait parmi les instigateurs du projet avorté de Super League en 2021. Une ligue fermée rassemblant les meilleurs clubs européens, concrétisant le rêve des partisans de l’ultra-libéralisation du football.
La répression au stade
Les groupes ultras s’affirment donc comme les derniers défenseurs d’un football populaire. Porteur·euses d’une critique de l’ordre néolibéral, les ultras – étiqueté·es comme « déviant·es » – sont victimes de violences policières, politiques et juridiques. « Mes premières violences policières, je les ai vécues à 16 ans… Un coup de rangers dans le dos, un coup de matraque sur les côtes. Ça a été un gros déclic. C’est à partir de là que je suis devenu anti-flic », nous confie un jeune membre des Indians. À la violence des forces de l’ordre s’ajoutent les fouilles poussées, les longues heures d’attente devant le stade sous escorte policière, les interdictions de déplacement ou de stade qui frappent les ultras ayant fait usage d’engins pyrotechniques. Un panel de mesures répressives qui poussent les supporter·ices à organiser la résistance. D’une part sur le terrain juridique, où l’Association Nationale des Supporters (ANS) (10) attaque les arrêtés liberticides illégaux, fournit une assistance juridique aux supporter·ices incriminé·es et interpelle les politiques. D’autre part, cette mobilisation se construit « par le bas » : par exemple, des stratagèmes sont mis en place pour faire pénétrer les engins pyrotechniques dans les stades, et ceux-ci sont utilisés selon un protocole précis et sécurisé, cagoulé pour ne pas être identifié par les services de police. D’ailleurs, d’après Léo, la majorité des incriminé·es pour usage de pyrotechnie ne sont pas des ultras, mais plutôt « des jeunes inexpérimenté·es qui ont craqué des torches à visage découvert ».
Pour une tribune politique
Si les Indians mènent la lutte au stade, ils et elles refusent tout contact extérieur avec des organisations politiques au nom de leur indépendance. Cet « apolitisme » revendiqué permet vraisemblablement d’élargir le recrutement de jeunes membres, mais celui-ci peut aussi constituer une limite notable. En premier lieu, il est susceptible de restreindre les convergences entre les ultras, les initiatives de football populaire et le monde militant, syndical ou associatif qui porte une critique anticapitaliste.
Le refus des ultras toulousains de se placer sur le spectre politique a aussi favorisé la tolérance vis-à-vis de la poignée de hooligans d’extrême droite de la Camside Tolosa qui prennent parfois place dans le virage, et qui ont même récemment invité une dizaine de néo-nazis russes en tribune (11). Une passivité contradictoire au regard des nombreux tifos où les Indians expriment leur lutte contre le racisme et les discriminations (« Ici peu importe la religion, la sexualité ou les origines, une seule chose compte, le sang violet »). Pour ce qui est des drapeaux français, connotés à l’extrême droite dans la culture ultra, ils sont, quant à eux, strictement exclus des tribunes toulousaines.
Le modèle économique de la multipropriété tend à s’imposer dans le football contemporain. Pour la seule première division, huit équipes sont confisquées par des fonds d’investissement dénués d’ancrage local qui collectionnent les clubs au service d’une logique commerciale (Angers, Lens, Lyon, Monaco, Nice, Paris, Strasbourg et Toulouse) (12). Reste à espérer que ce sentiment de dépossession des Indians peut constituer le terreau d’une résistance qui articule lutte contre le football business et lutte contre le capitalisme. Verra-t-on un jour les ultras occitans prendre la rue aux côtés des militant·es et des mouvements sociaux comme le font, de l’autre côté des Pyrénées, les Bukaneros du Rayo Vallecano ?
Martin Cobus / Illustration : Belette
1) Le tifo est une animation visuelle et sonore de la tribune planifiée par les supporter·ices (les tifosi).
2) « Chef » en italien. Le capo fait face à la tribune sur un promontoire d’où il peut lancer les chants et coordonner les animations visuelles et sonores.
3) Sébastien Louis, Ultras. Les autres protagonistes du football, Mare&Martin, 2017.
4) Le campanilisme, ou esprit de clocher, désigne un attachement indéfectible à sa localité d’origine.
5) Sébastien Louis, « Il est certain que les luttes des ultras sont utiles », Dialectick Football, 2019.
6) À l’inverse des ultras organisé·es en association pour animer la tribune, les hooligans sont rassemblé·es en bandes informelles et recherchent avant tout l’affrontement physique avec les adversaires.
7) En 1985, le « drame du Heysel » fait 39 morts. En 1989, à Hillsborough, ce sont 93 personnes qui sont tuées dans des mouvements de foule. Thatcher impute l’entière responsabilité de ce drame aux hooligans de Liverpool : un discours repris par la presse. Ces événements marquent durablement la société anglaise et vont permettre la mise à l’agenda politique du « problème hooligan ». Dès lors, des mesures répressives sont mises en place : condamnations judiciaires des hooligans, places assises qui deviennent obligatoires dans les stades, hausse significative du prix des billets. Les jeunes et les classes populaires sont évincés au profit d’un public au capital économique plus important, passif, spectateur.
8) Les prénoms ont été anonymisés.
9) Jérôme Latta, Ce que le football est devenu. Trois décennies de révolution libérale, Divergences, 2023. Voir également l’interview de Yann Dey-Helle en page 16 de ce numéro.
10) L’ANS, créée en 2014, est une association qui fédère les groupes ultras (ou non) et qui entend agir comme une instance de défense des intérêts des supporters et des supportrices à l’échelle nationale.
11) Lors du match TFC-Nantes, le 18 août 2024. Voir l’article de Daniel Secondari, « Des hooligans russes se sont-ils incrustés à un match à Toulouse ? », Street Press, 13 septembre 2024.
12) Voir la carte de la multipropriété dans le football français, réalisé par Spoons et publiée par Dialectick Football.
Quid du virilisme ?
Les ultras toulousains revendiquent le fait d’être parmi les premiers groupes à avoir supprimé les paroles homophobes de leur répertoire musical, et encouragent les femmes à les rejoindre et à prendre des responsabilités dans l’association. Un discours d’inclusivité qui souffre de la confrontation avec les faits : seulement 10 % des membres actif·ves sont des femmes dont certaines ont rejoint le groupe ultra parce que leur partenaire en est membre. La position de capo (la plus valorisée) a été exclusivement occupée par des hommes depuis la naissance du groupe en 1993, et le bureau de l’association est quasiment exclusivement masculin. De plus, l’animation de la tribune lors des matchs de la section féminine du club est rare alors qu’elle évolue en deuxième division nationale. Le virilisme reste donc structurant dans le mouvement ultra : une contre-culture juvénile et masculine qui valorise les codes et attitudes associés à une masculinité hégémonique (torse nu, boys band, forte consommation d’alcool, bagarres et affrontements physiques) (1).
1) Stéphanie Guyon, « Supportérisme et masculinité : l’exemple des Ultras à Auxerre », Sociétés et Représentations, vol. 24, n°2, p. 79-95.