« En finir avec le foot business »
Yann Dey-Helle vient de sortir un Atlas du football populaire, dans lequel il recense des dizaines de clubs en Europe et ailleurs qui ont été repris ou créés par leur supporters. Autant d’îlots de résistance dans ce monde du ballon rond, rongé par le capitalisme sauvage de ces trente dernières années.
Peux-tu rappeler ce qu’on appelle le « football moderne » et ce qui a marqué cette dérive depuis les années 1990 ?
Il y a quelques moments clefs : la création de la Premier League (1) en 1992, la Ligue des champions dans la foulée, et l’arrêt Bosman (2) en 1995 qui va libéraliser le marché des joueurs à l’intérieur de l’Union européenne. Cela va considérablement changer le visage du football et les rapports de force, et ça va inaugurer son tournant marchand et élitiste. Par exemple, avant l’arrêt Bosman, les joueurs non-nationaux étaient limités au nombre de trois par club. Ça va donc permettre que les plus gros clubs puissent accumuler des joueurs en fonction de leurs moyens, et que le foot européen se concentre sur quelques clubs puissants, notamment des clubs anglais, espagnols, italiens et allemands. Au début des années 1990, on est à la sortie du thatchérisme, en pleine contre- révolution libérale, et le foot épouse ce qui est en train de se passer : le football moderne, c’est la transposition dans le football de cette libéralisation agressive, si on veut simplifier. L’autre élément, c’est la télévision qui va jouer un rôle conséquent. De plus en plus d’argent va être injecté et créer une relation progressive d’ultra-dépendance des clubs aux diffuseurs.
Il y aussi ces rachats à la pelle de clubs par des milliardaires, souvent étrangers et affairistes, qui n’ont plus aucun ancrage local…
Le foot était déjà capitaliste avant, il a quasiment toujours été aux mains d’entrepreneurs et d’hommes d’affaires. Mais avant c’était plus paternaliste, autour du patronat local. Avec la libéralisation et la financiarisation, le football de haut niveau a vu débarquer des milliardaires et oligarques qui ont racheté des clubs, à partir de fin 1990 et début 2000. Les fonds d’investissement ont suivi, jusqu’au phénomène des multipropriétés qui permet à un même fond de posséder plusieurs clubs. Un club c’est une histoire et une identité, reliées à un territoire et sa communauté. Les intérêts des propriétaires, et a fortiori des fonds d’investissement hors-sol, vont à l’encontre de tout ça, laissant chez les supporters un sentiment de dépossession de plus en plus prégnant.
Quel intérêt peut-on encore porter à la ligue 1 quand les joueurs peuvent venir du monde entier pourvu qu’on les paye des centaines de milliers ou des millions d’euros, quand on a un émir qatari qui dirige le club, et quand la télé décide du jour et de l’horaire du match ?
Je suis d’accord avec ce que tu dis, mais j’ai un problème perso : je suis dedans depuis que je suis tout petit, et j’ai comme une sorte de virus dont je n’arrive pas à me détacher. J’ai eu des périodes avec une sorte de dégoût, mais j’y suis toujours revenu, je suis toujours supporter de mon club. Je suis rennais à la base, et j’allais au stade depuis tout petit, ça m’a été transmis par mon père et je ne me suis jamais réellement détaché. Le foot je le suis, par contre je comprends complètement le rejet que l’on peut ressentir. Moi ma manière d’affronter ce sentiment-là, c’est exactement comme dans ma vie quotidienne : je pense qu’il faut en faire un combat, de la même manière qu’on doit lutter contre le capitalisme dans toutes les sphères de la vie. Il faut qu’on l’affronte aussi dans le football si on est un passionné, qu’on ne laisse pas les propriétaires et les diffuseurs faire la pluie et le beau temps.
En parallèle, s’est développé le mouvement du « football populaire », est-ce que tu peux en donner les grandes lignes ?
Bien sûr, il existe de nombreux groupes de supporters qui revendiquent un « football populaire », opposé au foot business. Mais ce que j’appelle football populaire dans mon livre, c’est le mouvement de réappropriation des clubs par leurs supporters, à l’image du « fútbol popular » en Espagne et du « calcio popolare » en Italie, essentiellement depuis les années 2010. Les premières expériences sont apparues en Angleterre dans le courant des années 90, avec les supporters’ trusts, des regroupements de supporters entrés en lutte face aux propriétaires. Le schéma classique c’est un club en crise voire carrément en faillite, et les supporters qui s’organisent pour qu’il ne disparaisse pas. Dans certains cas ils arrivent à le reprendre, comme à Exeter, dans d’autres cas ils en créent un nouveau. À Wimbledon c’est un truc de fou, car le club était en grande difficulté financière et n’avait plus de stade à Londres. Le propriétaire avait décidé de déménager le club à 80 kilomètres de son quartier ! C’était complètement inacceptable pour les supporters, donc ils ont créé un nouveau club [l’AFC Wimbledon], aujourd’hui en 4ème division anglaise. À Manchester, c’est le rachat du club par des milliardaires, la famille Glazer, qui a provoqué le départ de plusieurs milliers de supporters pour créer le FC United. Il y avait des problèmes antérieurs, comme la hausse du coût des places, l’obligation d’être assis, etc. Mais le rachat… ça a été la goutte d’eau. En Angleterre, la hausse faramineuse du coût des places a mis sur la touche un grand nombre de supporters et supportrices issues de la classe ouvrière, en tous cas pour la Premier League. Il faut avoir en tête ce contexte global d’un football d’élite de plus en plus inaccessible pour les fans les plus précaires. Pouvoir se payer un abonnement ou des places tous les quinze jours est devenu impossible, d’autant plus en famille.
Il faut noter qu’il existe de nombreux supporters’ trusts, y compris dans des clubs encore aux mains de propriétaires privés. Tous n’ont pas repris leur club. Il y en a même qui ont fini par céder leur club à des investisseurs privés après l’avoir sauvé d’une disparition annoncée comme Brentford ou Portsmouth. On n’est donc pas face à un modèle révolutionnaire et anti-capitaliste, mais plutôt face à une réponse collective apportée par des supporters à une situation de crise.
J’ajouterai que le football féminin est encore un angle mort des clubs d’actionnariat populaire. Ça évolue doucement mais il y a encore du boulot. En Angleterre, le FC Lewes a par exemple mis en place un programme reposant sur l’égalité de traitement entre ses équipes masculines et féminines, en terme de budget, de rémunération et de conditions d’entraînement. À Ceares en Espagne, les valeurs antiracistes, antisexistes et anti-homophobes sont inculquées dès les catégories jeunes à travers son école de foot mixte.
Si tu devais choisir deux clubs emblématiques de ce football populaire parmi ceux qui ont une tonalité politique importante ?
Un des clubs que je suis le plus, c’est le Clapton community FC, créé en 2018 à Londres. En 10ème division, il arrive pourtant à drainer plusieurs centaines de personnes à chaque fois. C’est un club très politisé, très engagé dans la communauté de ce coin populaire de l’est de la capitale anglaise. Avec des supporters anti-capitalistes, antifascistes, qui soutiennent régulièrement les grèves, qui ont fait pas mal d’actions en faveur de la Palestine, du Kurdistan… Clapton a pris aussi position en faveur des athlètes transsexuels, transgenres, ce qui est très rare dans le foot aujourd’hui, et ils sont aussi très fermes contre les paris sportifs, avec tout un discours sur les dégâts que ça fait dans les couches populaires. Ils ont aussi racheté leur terrain, le « Old Spotted Dog Ground », un des plus vieux terrains londoniens. Même s’il est dans les divisions amateurs, c’est un des modèles les plus aboutis de ce football populaire.
En Espagne, l’UC Ceares vaut vraiment le coup qu’on s’y intéresse aussi. C’est un vieux club créé après guerre dans les Asturies et qui a été repris au début des années 2010. À l’époque il est presque à l’abandon, et des supporters, plutôt de gauche et d’extrême gauche, ont monté une liste aux élections du club pour réaliser un projet « d’actionnariat populaire » reprenant en gros les mêmes fonctionnements qu’en Angleterre. Le club est en 5ème division actuellement, dans un quartier populaire de Gijón. Ils ont un stade très atypique appelé La Cruz, ils revendiquent le refus du foot marchand, de la commercialisation. Le nouveau modèle de gestion a fait revenir les gens au stade, et a recréé un attachement et une ambiance autour du club, envisagé comme un bien commun, à l’inverse de la propriété privée.
Il y a de nombreux clubs dans cette lignée dans les pays voisins, mais en France on est très loin de cette dynamique, tu peux expliquer les raisons de ce blocage ?
Il y a quand même le Ménilmontant FC 1871 qu’il faut citer, où il y a un gros travail qui est fait, dans une division amateur à Paris. Le MFC ressemble sur quelques aspects à un club italien du « calcio popolare », et c’est le seul qui revendique un fonctionnement autogestionnaire, assembléiste, avec une vraie identité politique antifasciste. Après en France, on trouve très peu d’exemples. Même les quelques projets dits d’actionnariat populaire qui existent ne vont pas avoir la même coloration qu’en Espagne par exemple.
Tu penses aux exemples de Sochaux et Bordeaux récemment ?
Oui, on a beaucoup de mal en France à dépasser la division des rôles entre les supporters qui supportent, les dirigeants qui dirigent et les joueurs qui jouent. À Sochaux, il y a eu une mobilisation populaire assez folle quand les anciens propriétaires sont partis à l’été 2023. Ils ont réussi à regrouper 11 000 socios et à récolter plusieurs centaines de milliers d’euros, mais malgré tout c’est un regroupement d’entrepreneurs qui a conservé le pouvoir. Ils ont réussi quand même à créer une société collective, une SCIC, pour le centre de formation, donc c’est à souligner. Mais il y a toujours une sorte de plafond de verre en France, grâce auquel les capitalistes, les patrons locaux, ne lâchent pas le pouvoir sur les clubs, même quand on a des élans populaires.
Au final à Sochaux, les supporters n’ont qu’une petite part des droits de vote ?
Ils ont un siège au CA de la société anonyme qui possède le club, ce qui est en soi une vraie avancée. Sinon dans une SCIC, le seul modèle en France compatible avec une forme d’actionnariat populaire, c’est déjà limité sur le plan démocratique, car la SCIC ne repose pas réellement sur le principe « un membre, une voix », pilier du football populaire, où quand un supporter cotise pour être actionnaire de son club, il va avoir la même voix que tout le monde. La SCIC se structure sur la base de collèges électoraux pas forcément égalitaires, de telle sorte que même si plusieurs milliers de supporters sont actionnaires, ils n’auront jamais la majorité des voix. Ça pose un problème démocratique qui, sur le papier, apparaît défavorable à la base sociale. La SCIC est plus un modèle hybride, pensé pour que les entrepreneurs gardent le pouvoir, mais en permettant de donner un droit de regards aux supporters sur la gestion de leur club, notamment sur le plan financier. Aujourd’hui il y a un seul club qui a adopté ce modèle, c’est Bastia. Après, ces dernières années, il y a des groupes de socios qui se sont créés à Bordeaux, St Étienne etc. Mais le problème c’est que tant qu’il y a un propriétaire privé qui tient le club, ce sera compliqué pour ces socios de pouvoir le lui reprendre, car un club ça reste une entreprise, qui a un coût. Et plus le club évolue à un haut niveau dans la hiérarchie du foot, plus les besoins financiers sont gros. C’est pourquoi on a tendance à penser qu’un projet d’actionnariat populaire a plus de chance de fonctionner quand un club est en situation de faillite, et plutôt dans des divisions assez basses où les coûts de fonctionnement sont moindres, que ce soit au niveau des frais d’inscription dans les championnats, des frais de déplacement, des salaires pour les joueurs, etc.
Il y a ce dilemme dans les clubs de football populaire qui se retrouvent parfois face à la nécessité de prendre des sponsors pour se financer…
Malheureusement, le football populaire est confronté à des contradictions, dont la principale est d’évoluer dans un système capitaliste ! Par exemple un club de 3ème division espagnole, l’Unionistas de Salamanca, s’il veut survivre dans cette division, va avoir énormément de mal à fonctionner uniquement sur la base des cotisations, même s’il a plus de 5000 socios ! Donc il va être obligé d’aller chercher des sources de financement ailleurs, et là on n’y coupe pas, la plupart des clubs ont des sponsors. Mais ce sont des entreprises qui n’auront aucun droit de regards sur la gestion du club : ce sont les membres qui gèrent leur propre club avec des assemblées, des commissions, souvent un CA élu par les membres. Il y a aussi un choix qui est fait, la plupart ne prendront jamais certains sponsors, comme des entreprises de paris sportif.
Dans ton Atlas, tu cites des collectifs ou des clubs omnisport à Montpellier, Perpignan, Toulouse ou Carmaux, qui sont hors-championnat et dont certains se retrouvent dans la fédération FSGT(3). Peux-tu nous parler de leur place dans le football populaire en France ?
C’est un phénomène à distinguer de structures comme le MFC, car ce sont des clubs qui sont plutôt issus d’initiatives militantes. Ils répondent au dégoût du foot moderne et de la compétition en proposant un modèle alternatif, souvent très inclusif et non compétitif. Il y a BLS 31 (Bien-être, liberté, solidarité) à Toulouse qui développe notamment une section foot en mixité choisie, rattaché à la FSGT et à la CGT. Il y a l’Estrella Esportiva del Rossello à Perpignan, l’Asteras à Montpellier : ce sont des clubs qui se veulent omnisports, souvent avec une proposition de gratuité ou de cotisation minime, avec un état d’esprit camarade et bienveillant. Citons aussi le Football du Peuple à Montpellier qui parle de « dé-footballiser les esprits » et le collectif Les Dégommeuses, qui se présente comme une équipe majoritairement composée de lesbiennes et de personnes trans, dont l’objectif est de lutter contre les discriminations dans le sport. C’est une forme différente de lutte contre le football dominant. Il faut voir l’engagement de ces différents collectifs comme complémentaire des clubs cités dans l’Atlas : ces derniers ne remettent pas en question la compétition et affichent la volonté de se confronter au modèle du football capitaliste et de la propriété privée, sur le terrain.
Avec ton site internet, Dialectik football, tu défends l’idée que le foot est politique, qu’il est aussi un terrain de lutte contre le capitalisme à investir, et qu’il faut donc politiser notre rapport au ballon rond. Tu peux donner des exemples de sujet développés ces dernières semaines ?
Le site a été créé en 2018, pour servir de porte-voix de la critique du foot capitaliste, mettre en avant ces fameux clubs gérés par leurs supporters, mais aussi les résistances des supporters contre le foot moderne, par exemple les récentes mobilisations dans les clubs de Ligue 2 contre les matchs en semaine, les mobilisations contre la VAR (4) [l’arbitrage vidéo], contre la multipropriété, etc. Dernièrement, on a retracé l’histoire du « tennis ball protest », importé en France avec pas mal de matchs de Ligue 2 interrompus par les supporters qui jettent des balles de tennis sur le terrain, et on trouvait ça marrant comme type de mobilisation. Il y a aussi des articles historiques, sur des footballeurs engagés contre le fascisme et le nazisme, ou sur des clubs comme le Mouloudia club d’Alger et ses racines anti-coloniales, et celui d’Amedspor en D2 turque, emblème de la résistance kurde. Un des derniers articles marquants, c’est celui sur St Pauli en Allemagne. Il s’attaque un peu au mythe car pendant longtemps ce club a pas mal joué sur son image gauchiste, et l’année passée, avec le génocide en cours dans la bande de Gaza, l’attitude du club a créé d’énormes conflits en interne parmi les groupes de supporters, principalement dans les groupes internationaux. Car St Pauli est un club mineur sur le plan sportif à la base, mais il très populaire avec de nombreux fan-clubs basés à l’étranger. Mais le positionnement pro-israélien du club a fait exploser certains de ces groupes de supporters internationaux qui se sont dissous et s’en sont désolidarisés.
Tu poses la question « Un autre football est-il encore possible ?» dans ton livre, mais tu es pessimiste…
Je pense que pour en finir avec le foot business il faut en finir avec le capitalisme. Toutes les alternatives, même si on les juxtapose, ne suffiront pas. En vrai je ne suis pas si pessimiste, mais il faut qu’on prenne le problème à la racine. Il y a encore des ponts à construire entre les amoureux du football qui aspirent à un football libéré de ses dérives marchandes et les mouvements sociaux qui ont tout intérêt à s’intéresser à ce qui se passe dans le football, comme dans d’autres secteurs de la vie quotidienne des gens. Mais les choses ont commencé à bouger ces dernières années. On n’est plus dans la situation où les gauchistes tournent le dos au foot car ce serait « un milieu de beaufs ». On est loin d’avoir de vraies passerelles entre mouvements sociaux et tribunes, mais on n’est plus dans une situation d’indifférence.
Atlas du football populaire, Yann Dey-Helle, éditions terres de feu, avril 2024.
Propos recueillis par Emile Progeault / Illustration : Belette
1) La Premier league est l’équivalent de la ligue 1 en Angleterre, créée en 1992 par les clubs de l’élite qui démissionnent de la Football league pour lancer ce nouveau championnat. Elle est dirigée par une société en commandite par actions qui va négocier directement les droits télé, les contrats de sponsoring… et générer des hausses de revenus considérables pour les clubs.
2) Cet arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes supprime le quota de joueurs étrangers dans les clubs européens.
3) Fédération sportive et gymnique du travail, créée au moment du front populaire, historiquement proche du PC et de la CGT.
4) Video Assistant Referees.