Golfech, histoire d’une lutte sans fin
Sur 162 installations nucléaires de base implantées en France, seules quelques centrales ont déclenché une résistance de la part des populations. Depuis cinquante années dans la région autour de Golfech, paisible village du Tarn-et-Garonne, la mobilisation contre deux réacteurs est une des luttes les plus intense et radicale qu’ait connu le Sud-Ouest.
À la Libération, après l’« expérimentation » faite par les militaires des États-Unis sur le peuple japonais à Hiroshima et à Nagasaki, le gouvernement dominé par les gaullistes et le Parti Communiste Français entend fournir au pays un armement et une production d’électricité d’origine nucléaire (1). C’est la création du Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) et d’Électricité de France (EdF).
En 1955, la commission PEON (Production d’électricité d’origine nucléaire) est créée par décret ministériel. Composée de hauts-fonctionnaires, de responsables du CEA, d’EdF et de l’industrie, elle va conseiller et orienter les décisions gouvernementales jusqu’en 1980. Les décisions sont prises dans le plus grand secret, et, en majorité, les députés de la IVe et de la Ve république vont voter les divers budgets attribués aux programmes nucléaires civils et militaires, sans jamais demander l’avis des populations concernées.
Mais alors qu’il existe en France un mouvement de refus de « la bombe », pratiquement aucune objection n’émerge face au nucléaire civil, présenté alors par le pouvoir scientiste, comme l’atome pour la paix, l’atome du progrès. Cela jusqu’en 1971, quand à Bugey dans l’Ain, une manifestation importante mobilise pour la première fois les populations. Au fil des mois, un peu partout en France, des individus, des groupes ou des organisations politiques d’obédiences diverses vont dénoncer ce type d’énergie. Des journaux vont apparaître comme Survivre et Vivre et la Gueule Ouverte…
Le Tarn-et-Garonne cible d’EdF
Dès 1953, EdF désigne la petite commune agricole de Golfech, en bordure de Garonne, comme futur site nucléaire possible. En 1967, le Conseil général de Tarn-et-Garonne, majoritairement à gauche, adopte à l’unanimité le projet hydro-électronucléaire Malause-Golfech. En 1972, un groupe libertaire tarn-et-garonnais diffuse les premiers textes critiques d’informations anti-nucléaires : c’est la création de SOS-Golfech à Agen. Et ce n’est qu’à partir de l’annonce du plan Mesmer en 1974, avec l’accélération du programme électronucléaire, que le mouvement va réellement prendre corps dans la région.
En 1975, alors que le projet est déjà bien engagé avec la construction du barrage de Malause et du canal d’amenée, qui doit alimenter la centrale en eau de refroidissement, le Parti socialiste et le Parti des radicaux de gauche (PRG) tarn-et-garonnais retournent leur veste et se prononcent désormais contre la centrale. Un référendum est organisé par les élus locaux de gauche des cantons concernés directement par le projet ; il se traduit par une large majorité de « non à la centrale ». Des collectifs, des Comités anti-nucléaires (CAN) voient alors le jour à Agen, Bordeaux, Montauban, Toulouse… et dans les villages tout autour de Golfech. Ils vont contrer la propagande d’EdF et des pro-nucléaires, effectuer un énorme travail d’information, réussir à sensibiliser une région et à réunir dès l’été 1977 des milliers de manifestant·es. Nombreux sont les individus autonomes, de diverses tendances, n’appartenant à aucun des comités, qui s’associent à la lutte.
Cet été sera marqué en France par d’importants rassemblements antinucléaires et antimilitaristes, telles les 50 000 personnes au Larzac. En juillet ils et elles sont 60 000 à Malville en Isère à manifester contre le surgénérateur atomique Superphénix. L’État y montre sa détermination à défendre militairement sa politique nucléaire et provoque de nombreux blessés graves et un mort : Vital Michalon.
L’enquête d’hostilité publique
Janvier 1979, le Conseil général du Tarn-et-Garonne emboîte le pas au Conseil régional de Midi-Pyrénées et, contrairement à son vote de 1967, dit non à la centrale. Le PCF fait de même.
Neuf municipalités sur douze, dont celle de Golfech, refusent d’accueillir le dossier d’enquête d’utilité publique. « L’illégalité est un devoir » ose déclarer un certain Jean-Michel Baylet, maire de Valence-d’Agen et déjà directeur du journal La Dépêche du Midi. Les manifestations contre « l’Enquête bidon » vont se succéder, des dossiers sont brûlés, d’autres « fissurés », malgré la forte présence des gardes-mobiles. Une pétition contre la centrale recueille 30 000 signatures.
Le PCF, après s’être déclaré contre la construction de la centrale, se prononce pour lors de l’enquête publique. Fin 1979, le conseil général du Tarn-et-Garonne et le conseil régional Midi-Pyrénées retournent leur veste une deuxième fois et se prononcent désormais pour la centrale.
En dépit de la volonté de la population, la commission d’enquête rend un avis favorable, et le gouvernement de Giscard d’Estaing autorise le début des travaux.
Outre la propagande d’EdF, les pronucléaires ne sont pas inactifs. Fin décembre 1979, la caravane d’information municipale antinucléaire est plastiquée à Valence-d’Agen. Au cours des mois qui suivent, un comité pro-nucléaire est créé, les militant·es antinucléaires sont menacés, leurs véhicules abîmés… Cette réaction pro-nucléaire ne va cesser de s’amplifier.
Sabotages et répression
Les antinucléaires ne désarment pas. Pendant les années qui suivent la décision inique favorable au projet de centrale, ils vont acquérir des terres et créer un Groupement d’intérêt foncier agricole (GFA) sur le site, y construire une structure collective en bois, La Rotonde, créer un journal clandestin, Le Géranium enrichi, une radio clandestine, « Radio-Golfech ». Ils vont occuper illégalement des fermes rachetées par EdF, y décréter « le territoire libre de Golfech » et continuer à organiser de multiples actions, des réunions d’informations, des manifestations, et même une grève des naissances ! Qui plus est, de nombreux sabotages (de la pince coupante à l’explosif) accompagnent la lutte « légale ». Acte isolé, quelques coups de feu sont même tirés contre la maison du directeur de la centrale. Un climat de guérilla s’installe.
Le 10 mai 1981, l’élection de Mitterrand à la Présidence de la République met fin à 25 années de gouvernement de droite. Il est élu avec notamment les voix des antinucléaires. Avant de gagner les élections, le PS a réussi par d’habiles manœuvres à faire croire que le programme nucléaire civil serait débattu et que Golfech, comme Plogoff, ne se feraient pas. À l’été, le gouvernement annonce le gel des travaux de la centrale. On retrouve alors côte à côte le patronat, les syndicats CGT (départementale appuyée par la nationale), Force ouvrière, le PCF, des élus de gauche et de droite, pétitionnant et manifestant pour exiger la poursuite du chantier (qui en fait jamais ne ralentit).
C’est le temps de la répression, des inculpations et des procès, les gendarmes et les services de police vont effectuer de très nombreuses filatures, écoutes téléphoniques, perquisitions aux domiciles des antinucléaires. À Bordeaux, un militant libertaire très impliqué est enlevé et interrogé par quatre personnes pour le faire parler. Tout ceci afin d’intimider et de surveiller le mouvement, d’identifier les antinucléaires actifs, de rechercher l’imprimerie du Géranium enrichi, d’empêcher radio-Golfech d’émettre et de retrouver les auteurs des divers sabotages, qui ne seront pratiquement jamais démasqués. Les fermes occupées par les antinucléaires sont évacuées militairement. Les flics brûlent La Rotonde : le site est désormais interdit, et le terrain officiellement classé défense.
La désillusion
Après l’arrivée de la gauche au pouvoir, les luttes sociales sont partout en perte de vitesse. Le mouvement antinucléaire national et régional, qui cristallisait les refus de cette société, se désagrège lui aussi. Localement, le revirement de beaucoup d’élu·es, attiré·es par les retombées économiques du grand chantier, portent un premier coup au mouvement. Sur le site, les travaux continuent sous la protection des gardes-mobiles, entraînant des affrontements physiques lors de manifestations. Le climat est tendu. Les suites à donner à la situation accentuent les divergences entre les militant·es, le mouvement n’arrive plus à se développer. Si l’État et EdF peuvent changer de personnel et amener des forces vives, ce n’est pas le cas pour les opposant·es. La répression fait son travail, la résignation son chemin. La centrale se construit sans pratiquement plus aucune opposition publique de grande ampleur. Les sabotages à l’explosif eux continuent : les sièges du PS à Agen et à Toulouse, l’entreprise Culetto et Spie-Batignole à Moissac, l’Union patronale de Midi-Pyrénnées, l’entreprise Fougerolle et CGE-Alsthom, FR3 à Toulouse… Il convient de rappeler qu’en 1985 le terrorisme d’État, sous gouvernement socialiste, frappe dans le port d’Auckland en Australie, coule le Rainbow Warrior, le bateau de Greenpeace en campagne contre les essais nucléaires dans le Pacifique, et tue Fernando Pereira le photographe de l’association présent sur le bateau.
Le 26 avril 1986 en Ukraine, la catastrophe de Tchernobyl et ses conséquences dramatiques sans frontière vont relancer l’activité antinucléaire. Dans la région, principalement à Agen, Montauban et Toulouse (particulièrement via le collectif Planète en danger), des groupes se redynamisent… Diverses actions et manifestations sont encore menées pour démontrer l’aberration et l’inutilité du projet Golfech. L’association Vivre sans le danger du nucléaire, avec ses « chaînes du refus », arrête momentanément la cuve du réacteur en route vers la centrale. En 1989, une des tours de refroidissement est occupée… les écureuils antinucléaires se perchent à 178 mètres de hauteur. La Coordination Stop-Golfech rassemblera quelques milliers d’opposant·es à la centrale mais le mouvement ne sera pas assez puissant pour freiner ce monstre financier, industriel, militaire, syndical et politique, et empêcher son lancement le 24 avril 1990. Un démarrage signé par Mitterrand et le gouvernement Rocard, ainsi que par un secrétariat d’État chargé de l’Environnement tenu par un pseudo-antinucléaire de la première heure : Brice Lalonde, futur président de Génération Écologie.
Deux attentats, en mai contre le barrage de Malause et en décembre contre le premier pylône à la sortie de la centrale obligent EdF à arrêter temporairement le réacteur.
En mars 1993, la droite est de retour au pouvoir, pour une deuxième cohabitation. Et tandis qu’à Golfech trois ouvriers meurent au cours d’accidents du travail, le second réacteur entre en activité le 19 mai. En 1994, une dernière explosion endommage le canal d’amenée. Le réacteur est pour une dernière fois arrêté symboliquement par une action antinucléaire.
En 1997, la gauche plurielle (PS, PCF, Verts, PRG et Mouvement des citoyens) devient majoritaire à l’assemblée. Les Verts de Dominique Voynet obtiennent le ministère de l’Environnement après avoir ratifié un accord avec les partis nucléaristes, et signeront sans complexe le démarrage de la centrale nucléaire de Civaux, la plus grosse du monde, avec un mélange de plutonium dans le combustible des réacteurs (le MOX). Ce ministère Vert permettra aussi la construction d’un énième sous-marin atomique.
Tourisme nucléaire et résistance perpétuelle
EDF et certains élus présentent désormais la centrale comme le futuroscope local, un coin touristique remarquable, puisque 200 000 visiteurs ont été reçus sur le site de 1982 à 1994. La France est devenue proportionnellement le pays le plus nucléarisé du monde. La centrale de Golfech produit ses KWh, ses déchets et ses malades d’origine atomique (2).
Aujourd’hui, le faible mouvement de résistance (3) réclame l’arrêt des deux réacteurs et un débat national public et populaire sur le nucléaire. Il s’attelle à la surveillance du site nucléaire et essaye de contrer les mensonges et omissions d’EdF ou de la commission locale d’information présidée par le magnat de presse Jean-Michel Baylet. Le journal Stop-Golfech a été créé à Agen pour donner une information publique antinucléaire. Des manifestations et des actions se déroulent occasionnellement, comme en mai 1996, une nouvelle occupation d’une des tours de refroidissement qui conduira les alpinistes devant les tribunaux.
Alors que tous les réacteurs vieillissants sont de plus en plus polluants et dangereux, Baylet, et ses coquins d’élus de la Communauté des communes des deux rives proposent d’accueillir deux EPR (4) sur le site de Golfech. La bataille continue…
Les décideurs depuis longtemps disparus et ceux à disparaître n’auront jamais à répondre de leurs actes ; les générations futures doivent pouvoir savoir quand, comment et à cause de qui leur vie a été nucléarisée.
Le livre Golfech, le nucléaire, implantation et résistances est un document de référence sur cette lutte. Il est disponible sur commande auprès du Cras (Centre de recherche pour l’alternative sociale) au 39, rue Gamelin 31100 Toulouse, et via cras.toulouse@wanadoo.fr
Nous vous conseillons aussi le film Enquête d’hostilité publique de Floréal Bujan disponible sur commande à la même adresse ou en ligne.
Texte : Le collectif la Rotonde / Illustrations : Le chat bleu
1) Nucléaire civil et militaire sont liés. Par exemple le plutonium ajouté à l’uranium dans le combustible des centrales provient en partie des vieilles bombes recyclées.
2) Voir l’Association des malades de la thyroïde et leurs articles consacrés à Golfech. Voir aussi « Études épidémiologiques autour des centrales nucléaires européennes » sur le site du Réseau citoyen de surveillance de la radioactivité Golfech-Le Blayais ; ou encore « Centrales nucléaires et leucémies infantiles » sur le site du Réseau sortir du nucléaire
3) Stop Golfech est la coordination du sud-ouest, qui se réunit environ 5 fois par an. Elle organise des rassemblements, édite le journal Stop-Golfech, fait des conférences (des tournées théâtrales, des projections de films), un suivi des incidents nucléaires et mène de manière générale une dénonciation des problèmes et des pollutions du nucléaire et de la centrale de Golfech en particulier. À quoi s’ajoute des événements en liaison avec le Réseau Sortir du nucléaire et la coordination Arrêt immédiat du nucléaire.
4) L’EPR, initialement European pressurized reactor, renommé Evolutionary power reactor, est un réacteur nucléaire « amélioré » (de 1600 Mégawatts) appartenant à la filière des réacteurs à eau pressurisée.