Chômeuse, qu’as-tu fait aujourd’hui ?
France Travail intensifie la pression sur les chômeur·euses et la collecte de données personnelles. L’association La Quadrature du net s’est fait une spécialité d’analyser la gestion des personnes précaires à l’heure de la surveillance numérique de masse. Après avoir travaillé sur la Caf et la Sécu, Alex détaille la mécanique des « quinze heures d’activité obligatoires » et des outils de contrôle que le « service public de l’emploi » installe en toute opacité.

Comment France Travail « simplifie » les contrôles ?
Un·e contrôleur·se n’a plus à contacter le chômeur ou la chômeuse, ni via l’envoi d’un questionnaire ni via un entretien téléphonique. Désormais, il y a un grand risque d’être contrôlé sans le savoir, en recevant juste une notification dans son « espace personnel ». Le processus peut être réalisé sur la seule base de l’analyse de son dossier. La personne a dix jours pour contester. Si elle ne pense pas à consulter son espace personnel, elle peut se faire suspendre ses droits sans avoir jamais eu la possibilité de s’expliquer.
Quelle est la place des algorithmes dans ce processus ?
France Travail mise sur l’automatisation des contrôles pour pouvoir les massifier. L’institution déploie un algorithme de profilage qui guide la·e contrôleuse·eur en classant les sans-emploi en trois catégories : « clôture » (c’est à dire pas de problème, pas de contrôle), « clôture potentielle » et « contrôle ». Le rôle de cet algorithme est de prémâcher le travail afin de réduire le temps nécessaire à l’analyse d’un dossier et ainsi pouvoir multiplier les contrôles à moindre coût. Tout ceci vise à tenir l’objectif, fixé par Emmanuel Macron et Gabriel Attal, d’augmenter le nombre de vérifications à 1,5 millions en 2027, sachant qu’il était de 200 000 en 2017 et 400 000 en 2024.
Que répond France Travail quand vous leur demandez cet algorithme ?
Des journalistes de Cash investigation – avec qui la Quadrature travaillait – ont demandé à accéder au code de l’algorithme. Suite à l’absence de réponse, iels ont saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), qui l’a demandé à son tour. Dans sa réponse à la Cada, le directeur de France Travail, Thibault Guilluy, a affirmé qu’il n’y avait « aucun algorithme appliqué dans le ʺcontrôle de la recherche d’emploi rénovéʺ », ni dans la sélection ni dans le contrôle. Or les documents de France travail montrent évidemment qu’un algorithme est utilisé entre autres pour le profilage des personnes.
Un autre algorithme aide à décider qui doit faire l’objet d’un contrôle. Cet algorithme cible notamment les allocataires qui pourraient accepter des emplois dans les métiers dits « en tension ». Ce sont les métiers pour lesquels il existe des difficultés de recrutement, souvent aux conditions difficiles et mal payés : le médico-social, l’entretien, la restauration, le BTP, etc. L’objectif de la politique de contrôle, c’est avant tout de forcer les personnes à accepter ces emplois précaires et mal rémunérés.
Pour revenir à l’algorithme de profilage, si nous ne disposons pas du code source, nous avons publié (sur laquadrature.net) des documents montrant qu’il se base sur une « grille d’analyse d’un faisceau d’indices ». On y retrouve par exemple le fait de ne pas mettre son CV en ligne, de ne pas utiliser le site de France Travail pour postuler, de ne pas respecter les heures d’activité prévues dans le contrat d’engagement, d’annuler des rendez-vous juste avant la date…
Quelles différences y a-t-il entre l’algorithme déjà en place à France Travail et l’intelligence artificielle (IA) ?
Si on avait le code source de l’algorithme, il consisterait sûrement en un arbre de décision : « Si telle et telle conditions sont détectées dans le dossier, alors classe-le dans telle catégorie ». Un algorithme de cette nature est facile à comprendre, et ainsi à critiquer.
Quand on parle d’IA, on entend généralement par là des algorithmes basés sur des réseaux de neurones, type ChatGPT. Ces systèmes fonctionnent comme des « boîtes noires ». Ils sont entraînés sur de grands nombres de données. Voir leur code source ne permet pas d’expliquer pourquoi ils aboutissent à telle ou telle décision. Il ne peuvent pas être « audités », analysés simplement.
Cela ouvre la porte à des dérives, notamment des discriminations. Dans un algorithme lisible de type « arbre de décision » où serait inscrit « si le chômeur habite dans tel quartier dit sensible, alors contrôle-le », on pourrait le contester. Mais si une boîte noire donne les mêmes résultats, on ne peut pas le dénoncer, on ne pourra que le constater. La seule manière de démontrer une discrimination serait alors de mener des tests, en ayant accès à l’algorithme et à suffisamment de profils, pour observer les scores, les classifications, les résultats.
Aujourd’hui, quand on voit France Travail parler d’IA1, on sait très bien qu’ils ont envie de pousser vers ces techniques basées sur des réseaux de neurones.
Quels conseils donneriez-vous pour échapper aux contrôles ?
Cela va être de plus en plus compliqué vu que leur nombre va augmenter. Cela relève de l’algorithme de sélection des personnes qui sont contrôlées, que nous n’avons pas encore analysé. Cette sélection comporte une part d’aléatoire mais elle cible surtout les fameux « métiers en tension ». Donc, pour éviter les contrôles, mieux vaut ne pas mentionner ces métiers dans « l’offre raisonnable d’emploi » de son « contrat d’engagement ».
Ajoutons que légalement, on n’a pas le droit de refuser plus de deux « offres raisonnables d’emploi ». Une manière de se protéger est de dire que l’on cherche un métier avec peu d’offres, en ajoutant par exemple que l’on ne souhaite pas travailler loin de chez soi.
Enfin, la réforme « plein emploi » (cf.ci-contre) prévoit que toute personne sans emploi – chômage ou RSA – passe un « entretien d’orientation » à l’issue duquel elle est placée dans un parcours soit « professionnel », soit « socio-professionnel » soit « social », en fonction des « freins à l’emploi ». En fonction de ce parcours, un organisme référent nous est assigné : le conseil départemental, la mission locale, ou France Travail, qui se concentre sur les parcours « pro » et « socio-pro », soit les personnes les plus « aptes » à travailler.
On peut penser que, dans un contexte de massification des contrôles de la part de France Travail, une stratégie pourrait aussi consister à s’assurer que son organisme référent ne soit pas France Travail, et donc essayer d’être orienté vers un parcours « social » plutôt que « pro ». Ceci étant dit, les conseils départementaux peuvent aussi avoir des politiques de contrôle violentes.
Le gouvernement a la volonté d’orienter le plus grand nombre de personnes non pas vers les parcours « sociaux » avec les conseil départementaux ou les Caf, (les missions locales et les personnes en situation de handicap, c’est encore d’autres circuits), mais plutôt vers les parcours « pro ». Il y a, derrière, l’idée fausse que toute personne serait capable de travailler et que c’est par le travail qu’elle se réaliserait.
Comment ne pas avoir trop d’heures d’activité obligatoires ?
Plus le chômeur ou la chômeuse affirme être en difficulté et faire face à des contraintes, plus elle a de chances de se retrouver orientée dans un parcours « social », et d’avoir un faible nombre d’heures obligatoires. C’est tellement trash qu’on a de la peine à le dire, mais chercher à ne pas avoir trop d’heures, c’est une sorte de concours de la misère.
En quoi consistent ces heures ?
Il est important de souligner que ce sont des heures d’activité, pas des heures de travail. C’est un mécanisme bien plus intrusif qui ne se résume pas au débat que l’on a vu autour de la notion de travail gratuit.
Pour comprendre, il faut revenir sur ce à quoi est censé « répondre » ce nombre d’heures d’activité et leur nature. Lors du premier entretien pour la signature du « contrat d’engagement », il est réalisé un « diagnostic » de la personne sans emploi. On tombe ici dans un vocabulaire médical, une manière de traiter le chômage comme une maladie. Et cette maladie est conditionnée à ce qu’ils appellent les « freins » ou les « contraintes à l’emploi ». Ils peuvent y mettre le fait de s’occuper d’un enfant ou d’aider un proche, mais aussi des problèmes de santé, de santé mentale, des situations de « mal logement », de surendettement… Ces diagnostics sont censés dresser une vision à trois-cents soixante degrés de la vie de la personne. Sur cette base sont décidés un nombre d’heures d’activité et la nature de ces heures. La réforme prévoit que certains « freins », comme le fait d’être une personne aidante, puissent être pris en compte et ainsi diminuer le nombre d’heures à réaliser.
On peut donc comptabiliser par exemple un rendez-vous psy, un rendez-vous médical, un rendez-vous avec une assistante sociale pour sortir d’une situation de mal logement ou de surendettement. Et tout ça est enregistré dans le dossier de la personne, partagé et suivi dans le temps. C’est une intrusion dans la vie privée bien plus forte que « simplement » l’injonction « bosse pour une asso et tu t’en sortiras ». Énormément de choses liées à la vie personnelle, familiale et intime peuvent être enregistrées.
Est-ce que France Travail peut vraiment gérer toute cette surveillance ? N’est-ce pas un effet d’annonce pour satisfaire l’électorat de droite et d’extrême droite ?
Par rapport aux heures d’activité, il y a clairement la possibilité que cela reste un effet d’annonce. Maintenant, ce qui va contre cette idée-là et qu’on observe, c’est qu’ils mettent réellement en place les outils de suivi de ces quinze heures d’activité. L’outil qu’ils appellent « organisation des démarches » se base sur l’expérimentation qu’ils ont faite pour le « contrat d’engagement jeunes », sorte de RSA jeunes, qui intégrait déjà la notion d’heures d’activité comme condition du paiement, avec une interface de « reporting ». Ils se sont rendus compte que le public visé, les jeunes en galère, ne remplissaient pas les cases. Du coup c’était un travail transféré aux conseillèr·es de France Travail, qui n’en pouvaient plus, qui remplissaient à la main les quinze heures d’activité à la place des jeunes de manière qu’ils et elles ne se retrouvent pas en difficulté. Mais France Travail a gardé l’idée et la reprend pour l’outil « organisation des démarches ».
Ce qui est possible, c’est qu’au moment de son actualisation mensuelle, la chômeuse soit bientôt tenue de déclarer ce qu’elle a fait comme heures d’activité, en plus des quatre ou cinq questions auxquelles elle répond aujourd’hui (« êtes-vous toujours à la recherche d’un emploi ? », etc.) On n’imagine pas trop France Travail aller vérifier la nature de toutes les activités et leur vraisemblance. Par contre, écrire un programme qui dit « si le nombre d’heures reportées est inférieur au nombre d’heures prévues, alors avertissement, sanction, courrier automatique ou contrôle », c’est extrêmement simple. En tout cas, nous avons la preuve que les outils nécessaires à cela sont en train d’être développés. Et cela arrive à un moment où France Travail développe des programmes d’IA. L’application MatchFT par exemple est une IA générative, c’est à dire qui peut « discuter » avec un ou une chômeuse. Elle peut lui proposer par SMS une offre correspondant à ce qu’iel a déclaré.
N’est-ce pas facile de mentir sur ces heures d’activité ?
Ce qui paraît absurde, c’est que France Travail ne peut pas vérifier la vraisemblance de ce que tu déclares. Cependant ils peuvent vérifier que tu le déclares bien. Donc toutes les personnes, très nombreuses, qui n’ont pas l’aisance qui permet de jouer avec les règles, peuvent se retrouver devant un mur, paniquer le jour où on leur dit « déclarez quinze heures hebdomadaires sur quatre semaines » au moment de leur actualisation. Il y a de gros risques que beaucoup de personnes arrêtent, ne le fassent pas, et perdent tous leurs droits.
Qui va souffrir avec ces dispositifs ?
La « dématérialisation » est un processus numérique mais aussi un processus de transfert de charge administrative. Un jeune peut être très à l’aise sur Instagram mais complètement perdu pour remplir un formulaire administratif de la Caf ou France travail, qui demande d’autres types de compétences. Et c’est encore plus dur s’il faut mentir ou adapter la réalité. La capacité à jouer avec des règles administratives complexes, tel que le fait de déclarer quinze heures de sa vie par semaine, dépend de beaucoup de facteurs qui sont autant de reflets des inégalités sociales.
Propos recueillis par Yann Bureller
L’application des sanctions va varier selon les départements
Avec la loi du 18 décembre 2023, dite en novlangue « loi pour le plein emploi », entrée en vigueur en janvier 2025, toute personne au RSA doit être inscrite à France Travail. Comme une chômeuse indemnisée ou non, elle doit signer un « contrat d’engagement » qui la force à définir les critères d’une « offre raisonnable d’emploi » et qui comprend une durée hebdomadaire « d’activité », ce qui peut renvoyer à des rendez-vous médicaux, des formations, du travail non rémunéré, etc. Cette durée est « d’au moins quinze heures » sauf qu’elle peut baisser jusqu’à zéro en fonction des « contraintes » personnelles, familiales ou de santé. Plus une personne a de contraintes, moins elle a d’heures à faire. En cas de non-respect du « contrat » (en droit, un contrat suppose un consentement libre, ce qui n’est pas le cas ici), France Travail peut prendre une mesure baptisée « sanction-remobilisation » : suspension de 30 % à 100 % des allocations pendant 1 à 4 mois, les montants retenus pouvant être reversés a posteriori. Auparavant, une sanction contre les personnes au RSA supposait un passage devant une commission. Les départements peuvent sanctionner eux-mêmes ou déléguer à France Travail ce pouvoir de sanction, ce qui va « simplifier » et automatiser les sanctions.