ROJAVA : « Une expérience toujours inspirante et si fragile »
Rencontre avec Mylène Sauloy qui revient du Rojava, territoire autonome du Nord et de l’Est de la Syrie, où les attaques de la Turquie et des islamistes redoublent de vigueur. Coautrice du livre Les Filles du Kurdistan, une révolution féministe, elle suit de près ces populations kurdes, arabes et syriaques qui ont pris les armes pour défendre leur projet de société laïque, féministe et socialiste.
Tu es revenue du Rojava il y a quelques semaines, qu’est-ce qui t’a le plus marqué ?
Trois choses m’ont frappée. La première, qui a l’air anecdotique et ne l’est pas tant que ça, a été de découvrir des rues, un quartier, des axes routiers autrefois interdits car contrôlés par le « régime » – au Rojava, on a toujours parlé du « régime » et pas d’ « Assad ». À Qamishlo [considéré comme la capitale] par exemple, un carrefour symbolisait tout ça : d’un côté, la ville libre, de l’autre les rues où l’on pouvait se faire attraper et emprisonner par les flics d’Assad, qui tendaient littéralement des pièges aux passant·es ignorants (étrangers pour la plupart). Là, depuis la chute du régime, les portraits ont été arrachés, les visages d’Assad fils ou père pendouillent lamentablement sur les façades, comme ailleurs, et un bâtiment public a été affecté aux déplacé·es de la région d’Afrin [à l’ouest], bombardée par l’aviation turque et attaquée au sol par l’Armée nationale syrienne [ANS, contrôlée par le gouvernement provisoire]. Autre surprise pour moi, sur ces territoires libérés, une base russe est située juste à l’entrée de la ville, devant l’aéroport. Ces troupes russes qui paradaient librement et avec une belle arrogance font là grise mine, bien planqués derrière leurs barbelés, même si on voit des véhicules aller vers l’aéroport – les gens disent qu’ils évacuent leur matériel militaire. Deuxième point, probablement lié au premier : il y a beaucoup moins de checkpoints – ou un contrôle allégé – de l’administration autonome sur les routes dans les zones sûres. Troisième point limpide, la mobilisation des femmes – plus que jamais – pour leurs droits et leur avenir, face aux risques que représentent les « barbus » installés à Damas.
Le nouveau pouvoir islamiste issu de HTC, ancienne composante d’Al-Qaïda, a été accueilli plutôt favorablement par les puissances occidentales. Dans les sphères du pouvoir syrien, on retrouve désormais des chefs djihadistes et pro-turcs qui ont combattu et assassiné des Kurdes. Comment se positionne l’administration autonome ?
Elle est tout à fait lucide sur la nature du régime à Damas, et sur le passé djihadiste criminel d’Al-Charaa [actuel président par intérim] et de ses proches. Mais elle temporise tout en dénonçant. Pas simple. Des régions à majorité arabe ou turkmène, jusque-là intégrées à la région autonome, ont été facilement « reconquises » par des factions islamistes liées à la Turquie, ce qui inquiète… Cela signifie que certaines zones arabes étaient plus anti-Assad que pro-région autonome, et pourraient se retourner contre l’auto-administration. Il faut donc ménager les responsables dans les régions. Les femmes quant à elles, ont tout à perdre. Et elles le savent. La première déclaration de Ayse Al Debs, seule femme nommée au gouvernement syrien en décembre dernier, avait déjà soulevé un tollé. Elle recommandait aux femmes de « ne pas outrepasser les priorités de leur nature créée par Dieu », à savoir « leur rôle éducatif au sein de la famille ». Puis la nomination comme ministre de la justice d’un assassin de femmes notoire a mobilisé à nouveau : Shadi al-Waysi, longtemps imam-procureur à Idlib, est célèbre pour une vidéo tournée là-bas (authentifiée par HTC qui y régnait alors en maître) où on le voit lire une sentence de mort et assister à l’exécution de deux femmes accusées d’adultère et de prostitution. Et cerise sur le gâteau, la nomination récente à un haut poste militaire d’un chef de milice islamiste responsable de l’assassinat d’une jeune dirigeante politique kurde, Hevrin Khalaf. Il y a eu une énorme manifestation de protestation au Rojava. J’étais dans la manif à Qamishlo, c’était très émouvant de voir la mère de Hevrin confirmer que les femmes ne reculeront jamais, face à un immense parterre de femmes de tous âges bien décidées à se défendre.
Oui, ça c’est tellement kurde… Une volonté collective inébranlable, même quand tant d’individus paient la mobilisation de leur vie. Un matin, on partait avec Maryam1 visiter Jinwar (le village des femmes) et on croise un immense convoi stationné à la sortie de Qamishlo. Des gens dansent, agitant leurs foulards colorés, d’autres discutent, certains ont l’air grave, la plupart font le signe de la victoire et sourient dès qu’on les observe à travers l’objectif…. En queue de convoi, les voitures explosées, cramées, touchées la veille par les drones turcs. Tous les convois antérieurs ont avancé vers le barrage de Ticherine, sous les tirs ciblés ou aveugles de la Turquie.
Au cimetière, est apparue une nouvelle section. La terre retournée est encore fraîche, des rangées de parpaings et des dédicaces naïves de petits cailloux font office de pierre tombale, tant de gens viennent saluer « leurs » morts – des portraits colorés d’hommes et de femmes tout jeunes… Ce sont les dernières victimes des fameux convois de Ticherine. Et partout les mêmes mots répétés : « Ils ne prendront pas nos terres, ils n’occuperont pas notre territoire, nous danserons sous leurs bombes… Nous n’avons pas peur… » Pour ce « nous » kurde, les morts sont des martyrs d’une cause commune. Les civils soutiennent les FDS [forces démocratiques syriennes] qui combattent en première ligne. Le peuple est un, civils et milicien·nes. C’est difficile pour notre notion du « nous » de comprendre ça… Mais si Ticherine et son barrage tombent, il n’y aura plus d’eau pour une grande partie de la population, et la voie sera ouverte pour attaquer Kobané. Or Kobané, première ville arrachée à Daesh, est le symbole de la résistance, un emblème de la lutte des femmes.
La révolution féministe au Rojava est plus que jamais une source d’inspiration pour les militantes du monde entier, que ce soit pour leurs organisations politiques, civiles ou militaires, ou pour la pensée théorique qu’elles ont développée. Tu as visité Jinwar, en quoi ce village est-il symbolique de leur combat ?
Jinwar ressemble à un laboratoire ! Des femmes viennent y passer quelques semaines, quelques mois, certaines pour vivre une expérience de vie entre femmes, d’autres pour passer un cap dans leur vie : une séparation, un deuil, un exil forcé, la destruction de leur foyer… Bien sûr je n’ai pas retrouvé les femmes connues il y a quelques années, mais j’y ai croisé par exemple une jeune femme qui a accouché là après avoir fui un compagnon violent. Elle se forme maintenant auprès d’une médecin de Jinwar qui développe des médications par les plantes ; une autre dont le mari est mort récemment à Kobane, et qui est venue là avec ses trois filles – son mari lui reprochait d’ailleurs de ne pas « pondre de garçons »… Ou cette médecin qui développe un potager d’herbes médicinales, soigne et enseigne dans la clinique du village, le centre de santé Sifa jin (« les remèdes des femmes »). Jinwar est aussi au niveau du quotidien ce que les YPJ [Unités de protection des femmes, composées uniquement de combattantes] représentent au niveau de l’engagement dans la défense : une possibilité pour elles de trouver les chemins de l’autonomie dans un environnement solidaire. À la clé, le « retour » dans une société mixte, mais dotées de nouvelles compétences et d’une confiance en elles.
Tu as également rencontré des jeunes emprisonnés dans le camp de Al Hol, où sont parquées les familles des combattants de Daesh. C’est la face sombre du nord-est de la Syrie ?
Je suis retournée à Al Hol – où j’étais allée six mois plus tôt – car c’est un grand fantasme pour « l’Occident ». Les télés, qui reflétent l’intérêt du spectateur tout en le nourrissant, s’intéressent aux Kurdes surtout parce qu’ils combattent ou détiennent des salopards qui nous menacent, nous. Leur proposer des sujets traitant des bombardements turcs sur l’infrastructure civile, des attaques permanentes de groupes djihadistes formés et entraînés par la Turquie, des meurtres ciblés de leaders sociaux ou politiques par drone, tout cela est peine perdue.
Al Hol c’est ce fameux camp où vivent des milliers de familles liées à Daesh, arrivées là au moment de la chute de leurs bastions. Beaucoup de familles syriennes donc. Et une zone de femmes et enfants de combattants étrangers. Résident là des prisonniers de Daesh ; et là encore il y a une section de djihadistes locaux – syriens, irakiens – et une section « d’étrangers », dont les Français. Tout ça aurait dû être très provisoire, les familles syriennes auraient dû rentrer chez elles – mais le régime d’Assad ne le permettait pas. Et les étrangers auraient dû être rapatriés, mais ça n’a pas marché comme ça. Les Kurdes continuent à gérer ces camps et prisons qualifiés très justement de bombes à retardement… Ils ont proposé d’établir des tribunaux internationaux, mais c’est impossible car ils ne sont pas un État reconnu. Ils ont imaginé qu’une instance internationale prendrait la situation en main… mais non. On les accuse de maltraiter les prisonniers, de les retenir sans procès… À mon avis, ils seraient surtout ravis qu’on les débarrasse de cette énorme responsabilité – qui leur coûte cher, y compris en vies humaines. Et les années filent…
Des factions pro turques ou directement financées par Ankara financent et arment les djihadistes à l’intérieur, et les gosses grandissent dans un califat barbelé, mais un califat quand même. On les pousse à soutenir la reproduction de Daesh, c’est à dire engrosser en violant, en épousant… Comme ces adolescents peuvent être violents et radicalisés, les autorités de la région ont mis en place des centres de rééducation-déradicalisation pour cette drôle de génération. J’y ai rencontré de jeunes Français (de Toulouse et Strasbourg) qui sont arrivés en Syrie enfants, dans les bagages de parents rejoignant le djihad. Ils ont vécu sous Daesh, ont été enrôlés dans les Lionceaux du califat, puis ont vécu sous les bombes de la coalition à Baghouz, ont été gravement blessés, mal soignés, puis enfermés à Al Hol, puis enfermés dans un centre de rééducation. « On est qui nous ? On a quoi comme vie ? De prison en prison… On a 20 ans, qui va nous redonner un avenir ? » Ils demandent à la France de les rapatrier, même pour aller en prison. Que feraient « la France » ou « l’Allemagne » de ces gars élevés par Daesh et tout juste majeurs, donc responsables. En tout cas, il va bien falloir leur inventer un avenir, une vie…
Penses-tu qu’il existerait un certain angélisme dans les milieux militants occidentaux sur la situation en cours dans le nord-est syrien ? Alors que la guerre n’a jamais cessé et que les attaques de l’armée turque et des milices pro-turques s’intensifient, la révolution progresse-t-elle encore ?
Dans tout ça, il y a un point de vue personnel, qui fait que je n’ai pas envie de taper sur une expérience toujours inspirante et si fragile, qui survit sous les bombardements, les attaques diverses et le blocus international. En même temps, on sent bien d’année en année que l’enthousiasme n’est plus le même, rongé par les pénuries, les urgences quotidiennes, mais aussi percuté selon d’aucuns par un certain autoritarisme et, entend-on, une certaine main-mise d’un seul parti sur ce projet collectif. La Turquie et les ennemis de la révolution du Rojava le savent parfaitement : plus il y a d’insécurité, d’attaques contre les leaders, d’assassinats ciblés, plus la méfiance envers le système en place se généralise, plus il y a une tendance au flicage. Côté population, plus il y a de pénuries à gérer, moins on a le temps et l’énergie pour participer à la réunion de la Commune du quartier, moins la démocratie par la base semble opérer. Des gens disent aussi – des gens en lesquels j’ai confiance – que l’hémorragie de jeunes « talents » qui émigrent faute d’avenir, alliée à cette méfiance du système, sont probablement responsables d’un mécanisme de cooptation de cadres pas toujours super compétents là où on les installe…
Pour l’instant, je préfère m’attacher à ce qui fait rêver : les femmes ont (pour la plupart) acquis une confiance en elle, une capacité de prendre en main leur destin et de participer au destin collectif, des compétences dans tous les domaines, et ça, c’est une réalité, une richesse nouvelle pour la société qui se construit. Ensuite cette région est la seule où il n’y ait pas eu de conflit ethnique ou confessionnel depuis des années – les attaques djihadistes étant exogènes. La co-gestion inter-culturelle à parité est bien réelle, et drôlement émouvante. Image d’Épinal désormais : le cheikh arabe enturbanné qui co-administre une grande ville avec une jeune Kurde (sans foulard !) – ou avec une Syriaque. Je ne sais pas si la révolution progresse encore… Mais cette région reste une terre d’expérimentation sociale et politique majeure, un espace de liberté pour les femmes (pas toutes encore, bon, d’accord), une prise de position claire contre les États (ou régions) ethniques, confessionnels. Et contre la multiplication des frontières…
Entretien réalisé en mars par E.P
Filmographie
Mylène Sauloy est aussi réalisatrice des documentaires Kurdistan, la guerre des filles (2015), La révolution par les femmes (2018).Danse avec les ruines – Grozny, Berlin, Paris (2004), Au nom des mères, des fils et du rock’n’roll (2006), Babel
1Maryam Ashrafi, photographe, cf. p10-11.
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