Numéro 3

Pédé à la campagne

Pédé à la campagne

Les bars gays sont en ville, la gay-pride c’est en ville. Il y en a même pour dire que c’est le progressisme lui-même qui vit downtown. Est-ce à dire que l’amour et le désir pour des personnes du même sexe ne s’aventure pas sur les petites routes et fuit la cambrousse? Paul m’explique. Paul me raconte. Et moi j’écoute.

Trouver le titre, ça n’a pas été compliqué. J’ai toujours aimé ça, la valse avec le tabou. Mais passé l’excitation première, je me suis demandé ce qu’il foutait là, ce titre, dans ma petite tête d’hétéro.

Dans le rétroviseur, j’aperçois alors mon histoire et mon identité, qui ont croisé l’homosexualité et la croisent encore. Ces amoureuses, féministes, qui m’ont aidé et m’aident toujours à sculpter dans le monolithe de mon hétérocentrisme latent1. Il y a aussi ces milieux transpédégouines de la grand ville, qui me semblent bien loin maintenant qu’on a mis Babylone à deux heures de route d’ici. Ceux-là même qui avaient fini par me gonfler – à l’image de leurs copains les autres milieux radicaux urbains – et qui maintenant me manquent (un peu). Ils me manquent quand je regarde la carte postale que je pourrais envoyer depuis ici, sur laquelle je pose aux côtés de mes nouveaux copains et copines néo-ruraux et au dos de laquelle j’écrirais alors : « Bon baisers depuis l’hétéronorme2. Le buffet est sympa. Il fait très beau ». Dans mon rétro encore – très loin, à tel point que je le vois à peine – mon grand-père aveyronnais me brandissant son laguiole en fin de repas, dans des séances de mime sommaires mais explicites, lui permettant de désigner le sort fort réjouissant qu’il aurait réservé à un homosexuel osant franchir sa porte. A fortiori si cet homosexuel, ça avait été moi. Qui reprendra de la tarte?

C’est parcouru de tout ça que je me suis demandé ce que pouvait signifier pour un mec ou une meuf d’être pd3 ou gouine par ici. « A la campagne ». Assez mécaniquement et parce que ça m’apparaît plus simple je choisis de me concentrer sur un mec. Je contacte Paul4 – ami de longue date de mon amoureuse – dont la situation personnelle et géographique étaye en de nombreux points le titre complexe de l’article. Rendez-vous est pris.

Un covoiturage plus tard, me voici à la lisière d’une ville. Paul arrive, visiblement fatigué, mais il fait bonne figure. Nous montons vers son village. La voiture et notre douce conversation serpentent de concert vers l’endroit où nous allons passer deux jours ensemble. Nous ne nous connaissons pas bien, aussi j’essaie de montrer patte blanche : je ne suis pas là pour le sensationnalisme et tenterai de me garder de tout « exotisme de genre ». Paul acquiesce. Notre dialogue est amorcé.

Paul est conseiller dans une mission locale. Il me raconte que les enfants sont souvent au centre des conversations entre collègues, ce qu’il trouve pesant. Surtout cette évidence que chacun.e retrouverait les siens le soir. C’est pas qu’il les aime pas les enfants ou qu’il soit envieux, mais cette hétéronorme triomphante – sourde à la différence même quand elle est assise au bureau d’à côté – exige de son identité de pédé de sacrées contorsions. Ce soir, c’est vendredi, et je sens les courbatures.

On se jette une bière dans le rade du village, où Paul est visiblement une figure locale, comme en témoigne les bises en série dont il ne peut faire l’économie. Une autre bière. Puis direction la pizzeria. Nous n’en finissons plus de papoter, à en épuiser nos glandes salivaires. Dans le restaurant quasi vide, une famille mange. L’aiguille de mon connaromètre s’agite alors que l’homme attablé – viril à regarder le monde avec des couilles à la place des lunettes – toise Paul avec le plus grand des mépris. Paul ne remarque rien. Il a appris, par la force des choses, à ne plus rien remarquer. Une cinq fromages s’il vous plaît. Paul bouge les mains comme-ci, tient son corps comme-ça, bref, d’aucuns le qualifieraient de très « efféminé ». « Maniéré » sonne peut-être moins misogyne; à peine. Tous ces qualificatifs que j’ai croisés dans ma construction comme autant de repoussoirs. Alors que c’est le mec assis derrière nous avec lequel je n’ai pas envie de passer du temps. La question n’est pas de savoir si Paul s’assume, ou s’il cultive une façon d’être un poil provoc. Paul est comme ça. Et la pizza est super bonne.

Le lendemain matin, tandis que le gingembre bout, nous nous mettons en place. Je m’apprête à allumer le micro mais comprends que Paul n’est pas prêt. Il passe dans la pièce à côté et revient avec à la main une belle boucle d’oreille, à la pierre bleu nacrée. Dans un silence troublant, presque solennel, il met la boucle à son oreille gauche. Un rien l’habille. Nous pouvons commencer.

Paul a grandi dans un village de six cent âmes, à la campagne. Môme, il préfère la compagnie des filles et laisse volontiers le foot aux garçons. « Très tôt, j’étais plutôt féminin, même si je trouve ça problématique à formuler ainsi, parce que je ne sais pas vraiment ce que cela veut dire. En tout cas j’étais pas dans les manières qu’on attend d’un garçon ». Lucide, il explique que sa situation sociale l’a en parti protégé des quolibets : un fils de notaire, à la campagne, « ça fait bien dans le tableau ». D’autant qu’il était bon élève.

A cause de « sa petite nature et sa petite santé », il n’est pas envoyé en pension, à-la-ville, comme ses frères. Il fréquentera un collège « familial » qui compte 80 élèves. D’abord, il y côtoie les garçons, mais « ça l’a pas fait, alors je suis retourné avec les copines ». Le collège et son univers impitoyable ne l’affectent pas particulièrement. Et les jours où il sent, en cours de sport, que les regards en biais se font assassins, il se réfugie dans « un imaginaire et une vie intérieure hyper forts, (où) je me construis plein de mini barrières pour ne pas me confronter à tout ça ». Parfois, en dépit de l’imaginaire, il ne parvient pas à se rassurer, alors il évite les toilettes des garçons. On ne sait jamais.« Cette conscience que c’était dangereux est venue assez tôt. Elle a pris et prend encore beaucoup de place.« 

« Je me suis vite senti dans une très grande solitude. Quand les filles et les garçons ont commencé à sortir ensemble, c’était bizarre, c‘était pas pour moi« . Ce qu’il avait compris dès l’école se confirme et un décalage se fait jour : avec les autres, avec sa famille mais aussi à l’intérieur de lui-même. Comme une difficulté à se positionner. Pour ne rien arranger, Dieu s’invite à la table du goûter : « Je viens d’une famille catholique, et j’ai connu une grosse crise mystique vers l’âge de onze ou douze ans, parce que, bon : c’était mal ».

Vers cet âge-là, il commence à parler à des gars via les réseaux téléphoniques. « Du coup, je savais que j’étais pas tout seul ». Un miroir dans lequel le reflet a les contours de l’inquiétude. « Sur ces réseaux, l’objectif était sexuel, et moi j’en étais pas là. Et puis ça disait quelque chose d‘un peu flippant sur l’environnement affectif et sentimental des gars en question« . Il soupire et garde le silence un moment. Avec la sociabilité gay à laquelle l’initient ces hommes plus âgés qu’il a au bout du fil, « on n’est pas dans la sociabilisation bourgeoise où les gens sont polis, où on se présente l’un à l’autre ». Exit aussi la sitcom de l’amour adolescent hétéro, qui trône pourtant au milieu de la cour de récré. Ce qui éloigne d’autant un certain espace affectif et sensuel. Le décalage s’agrandit, même si son homosexualité n’est pas montrée du doigt. « Au collège, j’ai personne avec qui le partager. C’est assez évident pourtant, mais je le prononce pas ».

Milieu des années 90. Paul entre au lycée. A l’internat. En ville. Une révolution pour lui, sur fond de pop anglaise qui cartonne – Pulp en tête – charriant dans son sillage des standards masculins androgynes. Le lycée accueille « la classe moyenne, éduquée, de gauche… » mais là encore son « identité d’homo » est un entendu muet, même si elle est accueillie avec bienveillance par les potos. Il y a quelques garçons ouvertement gays. Certains politisent déjà leur sexualité, d’autres la vivent avec désinvolture. Des pairs certes, mais pas des modèles. En écoutant Paul, j’ai l’impression de le voir évoluer dans un palais des glaces où chaque reflet déformé constitue à la fois un désir et un repoussoir.

La littérature lui offre un espace de réconciliation. Enfin « il y a quelqu’un qui peut me raconter mon histoire », livre-t-il dans un souffle, en évoquant la trilogie autobiographique d’Edmund White5, qui tisse l’itinéraire de vie d’un homme gay. Il se souvient du libraire, qui en est d’un commentaire désobligeant : « Je m’en foutais qu’il trouve que ça ait l’air bizarre et qu’il puisse se dire que moi aussi, peut-être, j’étais bizarre. » Tout à la fois attendri et impressionné, j‘entrevois le mec de 16 ans que Paul a été et qui, à ce moment-là de sa vie, se renforce.

S’il prend un indéniable plaisir quand untrès beau garçon du lycée s’agenouille devant lui, un soir aviné, pour lui déclarer sa flamme, l’idée d’un couple lui paraît « hors de propos ». Ce sera non. « J‘ai toujours eu besoin de beaucoup de monde autour de moi, de diversifier les relations. C’était aussi par peur, pour ne pas me confronter à des trucs, alors j’expérimentais plus l’amitié« . Il ne sait plus très bien qui de la pression sociale ou de son propre désir le pousse à « essayer ». Toujours est-il qu’à 17 ans, c’est l’heure de l’implacable « première fois ». Avec un monsieur plus âge, rencontré dans un parc et qui l’invite chez lui. Quelqu’un de « posé dans la vie »; ce qui n’est pas sans créer un nouveau décalage avec le jeune lycéen qu’il est. Pourtant, il faut bien faire tenir ensemble ces bouts de lui que la vie éloigne les uns des autres. Paul se pare alors de ce qui fait – encore aujourd’hui – son charme. Une mélancolie au port altier. Une solitude sociable. Un romantisme patient.

Il part à Paris pour y intégrer un IUT métiers du livre. Il se retrouve assez seul dans ce tête à tête avec la capitale et ses rapports humains âpres. Une copine lesbienne lui donne accès à un monde inconnu. Les rencontres se multiplient. « Des mises en danger aussi, parce que je multiplie les rapports pas protégés, les rencontres en plein milieu de la nuit, dans les métros. Je ne comprenais pas vraiment ce qui m’arrivait, parce j’étais plus en recherche affective et que je ne trouvais que du sexe. » Le cursus à l’IUT ne fait pas long feu. Dans sa tête, Paul rejoint une pièce sans ampoule ni interrupteur. Durablement. Le doute et le vide se disputent la vedette. Un quotidien à errer. « J‘étais flottant.«  Et puis la douleur – sur laquelle Paul ne s’attardera pas – celle d’un viol, à 18 ans. C’est à ce moment là de sa vie, dans l’obscurité, que les choses s’éclaircissent pourtant : « Ça devient très clair que oui, je suis pd, et que ça va poser plein de problèmes et de questions« .

Inquiets, ses parents viennent le chercher. Ce jour-là, « Je me réveille en me disant : je leur annonce ce soir. Persuadé que si j’en étais pas capable ce jour là, j’en serai jamais capable. » « C’est la différence entre les hétéro et les autres. Nous on doit forcément passer par un aveu ». Le soir même, Paul se dit et « s’avoue ». Son père le prend dans ses bras, pour la première fois de sa vie. Avec sa mère, c’est plus compliqué. Catholique pratiquante, elle est chamboulée. « Elle a besoin de débat et moi c’est pas quelque chose dont je peux débattre, pas encore ». Tout se passe comme si « le fait de dire la vérité impliquait que tu avais menti jusqu’à maintenant. Les gens en face se sentent floués, trahis, alors que toi, au contraire, t’es dans une démarche de sincérité. »

Paul voyage, à plusieurs reprises. Il aménage ses vides jusqu’à les rendre habitables à nouveau. A Jaisalmer, en Inde, il se promène seul, dans le désert : « Je rentre dans un espèce de sanctuaire sans trop savoir si c’est sacrilège ou pas. Il y a là une multitude de représentations sur les murs. Au sol, trois bornes, avec juste des traces de pied. Même si je suis dans désert et qu‘il n’y a rien, quelqu’un est déjà passé là. Ça m’a incroyablement rassuré. Le bruit du vent dans le sable me soulage aussi énormément. Même dans le vide, il y a quelque chose qui bouge et qui vit. Et moi, je me rends compte que je vis.« 

Petit à petit, son « cadre se recompose ». Retour en France, en ville, pour un cursus en lettres modernes. Il y prend beaucoup de plaisir. Paul achète un « grand manteau de femme, très long, qui va jusqu’aux chevilles. Pied de poule vert et orange, très ajusté, croisé« . Un talisman. Presque un manifeste. Il lit Didier Eribon6 et y puisse de l’énergie. « Je comprends alors que le fait d’être gay n’est pas qu’une construction personnelle. Que je fais aussi partie d’une histoire. »

Je l’imagine avec son beau manteau, en train de détailler ses dernières lectures, dans un café jouxtant la fac, devant un parterre de prétendants transis de désir. Que dalle! « Ça reste toujours aussi vide affectivement. Du coup je vais un peu draguer dans les allées du parc. Et plutôt que de drague, il faudrait en fait parler de chasse… » Les lieux de drague en extérieur – le cruising7. Ces chemins de traverses à peine visible depuis l’autoroute bruyante de la drague hétéro et qui sont autant des objets de fascination que de répulsion pour moi. En parler avec Paul vient bouger mes lignes. « Ce truc de danger potentiel et d’adrénaline participent aussi à la construction de mon désir et de manière un peu ambiguë. Même si aujourd’hui j‘en maîtrise mieux les codes.« 

N’allez pas croire qu’à cet endroit de sa mappemonde érotique et affective, Paul trouve pour autant facilement des pairs. « Il y a tous ces gars qui veulent du sexe rapide et efficace et du coup c’est vraiment pas que plaisant. On t’assigne aussi à une place selon le physique que t’as. Parfois j’y suis allé dans une sorte d’optique sociologique, je voulais comprendre. Et du coup, j’ai eu des discussions avec des gars qui disaient très simplement qu’ils avaient certes une femme mais qu’ils ne pouvaient pas lui demander tout et n’importe quoi. Contrairement aux pédés. Cet espèce de raccourci participe aussi à la construction d’une identité. L’assignation à une infériorité. Les pédés c’est comme les putes. »

Dans les bars ou autres lieux institués de la communauté gay, Paul se trouve encore décalé, ne comprenant ni les blagues ni les codes, trouvant les gens vulgaires. Ces endroits le fascinent, l’attirent, mais il n’y trouve pas place.« C’est plus avec les hétéros que je peux faire des blagues. Je me décale de la place que l’on m’assigne, et ça les fait rire. Je me crée mon espace, en assumant dans mon aspect extérieur un truc de tapette, mais c’est pas un espace qui est habité par l’autre. »

Ne pas être raccord ou être tiraillé est une constante dans l’histoire de Paul. Quand il croise les associations qui plaident en faveur d’une normalisation dans la prise en compte des homosexuels, c’est bien simple : il s’emmerde. Pour autant ça ne le rapproche pas d’éventuel.es camarades gouines ou pédés croisé.es en squat, qu’il juge bien plus avancé.es que lui et vis à vis desquels il se pense comme l’inséré de service. Quant à son corps et son cœur, ils font le yoyo, dans une impressionnante mise en tension de l’être. Entre la flamboyance pied de poule vert et orange et le statut de jouet sexuel pour hommes mariés bien sous tous rapports, surtout ceux de domination.

Une opportunité de boulot plus tard (Paul est graphiste), il débarque en Afrique. Au Sénégal. Il me décrit un soir, où il rentre chez lui, éreinté : « En voyant les gens autour de moi, qui avaient la vie bien plus dure, et qui se portaient bien mieux, je me dis « redresse toi et porte ton corps d’une autre manière. Et puis, il y a un monsieur qui vient à mon niveau et qui commence à me parler. Je comprends qu’il est gay. Il m’explique qu’il y a une place où il retrouve des copains.«  Dans ce pays où la religion pèse de tout son poids sur les mœurs, être gay c’est courir un risque. Et les mecs que rencontre Paul sont flippés. Sa réflexion s’affirme et s’affine : « Ces lieux de drague, ce n’est pas que « par défaut« . En tout cas c’est peut-être par défaut mais c’est aussi une force. Ce sont des espaces où les normes sociales ne sont pas les mêmes. » Paul construit « une sorte de camaraderie politique, à soutenir des gens, à leur faire prendre conscience que ce qu’ils subissent, c’est pas inéluctable« . Enjambant le passé, il vient s’asseoir face au jeune pédé en manque de pairs et de repères qu’il a pu être.

Au Burkina Faso. A Ouagadougou plus exactement – où le décorum religieux multiconfessionnel desserre un peu la contrainte sociale il rencontre un burkinabé, avec lequel il se marie bientôt. Là-bas. « D’un coup je vis un truc fort, affectivement, ce qui m’était jamais arrivé. C‘est quand même soulageant de se dire « j’en suis capable ». En même temps, le cadre du couple me restreint. » Leur vie commune, translatée en France, ne passe pas l’épreuve du décalage horaire et ils se séparent. Apaisé, Paul m’en parle avec beaucoup d’affection.« On s’est fait grandir l’un l’autre« . D’ailleurs, ils ont prévu de s’appeler le soir-même.

La ville le fatigue. Ce centre commercial à ciel ouvert avec ces rapports humains qu’on ne sort du freezer qu’à l’apéro. « J’ai passé quinze ans à la campagne, quinze ans en ville. Je me dis que je peux choisir. Et que je ne peux plus rester dans cet isolement, qu’il me faut des camarades. Je prends le maquis. » Il rejoint un lieu collectif – dans le village où nous sommes au moment de l’entretien. Plusieurs maisons mitoyennes dans une ancienne usine retapée, véritable point nodal pour les communautés transpédégouines et féministes des villes alentours. Une aubaine pour Paul. Le cocon tant attendu pour permettre aux réflexions de se muer en actes.

Paul est homosexuel et Paul est de retour à la campagne. Bingo! Je tiens mon propos. Pour autant, il y a quelque chose qui ne colle pas. Ce sont peut-être là mes propres clichés qui se jouent. Moi qui m’imagine écrire ce papier comme on jette une bouée de sauvetage. En l’occurrence, à un jeune mec ou une jeune meuf se découvrant homo et qui habiterait là où on n’accède que par un chemin à peine carrossable, au bout duquel il y a un chien taré qui gueule, et où vous attend the patriarche. Qui serait forcément 1) chasseur 2) homophobe 3) avec une moustache. Il me faut prendre du recul.


Avec Paul, on fait une pause. Et on écoute une émission sur Radio Canut8, qui traite du fait « d’être pédé en milieu rural ». Un certain Arthur y est interrogé. J’émince mes clichés pour les faire revenir dans son travail qui croise sociologie et géographie et se base sur une enquête de terrain auprès d’une trentaine de personnes homosexuelles. En Picardie. Il explique que si la campagne est communément associée à la tradition avec un supposé petit penchant pour la « réaction » il n’y a, pour les homos, pas une mais des campagnes. Les territoires culturellement façonnés par les néo-ruraux ont tendance à être plus gay-friendly que d’autres. À certains endroits, les gays participent même au processus de gentrification où ils atterrissent du capital plein les poches à dépenser à la biocop. Pour autant, Arthur n’oppose pas la méchante campagne arriérée et la campagne moderne ascendant alterno.

Bien sûr, il y a de l’auto-contrôle, certains déclarant « faire gaffe ». Il y a aussi une injonction latente à surjouer la virilité pour « corriger le stigmate9« , surtout pour ceux qui ont une activité agricole ou artisanale. Même s’il y a des coins où on est moins tranquille que d’autres. Pour autant – et à fortiori quand elles vivent en couple et/ou « assument » leur orientation sexuelle, les personnes interrogées ne mentionnent pas une homophobie potentialisée par la ruralité. Arthur rapproche le cliché de la campagne réactionnaire de celui de la « cité chaude », quand le fantasme de Monsieurtoutlemonde caricature des territoires et leurs habitants. Permettant au passage à Monsieur de se dédouaner de toute auto-critique. Les fafs? Ils sont là-bas. L‘homophobie n’est pas forcément là où on le pense, explique Arthur. Et d’après lui le problème spécifique à la cambrousse n’est pas tant l’homophobie que l’invisibilité.

Dans les mots d’Arthur je retrouve Paul. Ado et pendu au téléphone, à causer avec des hommes, pour se prouver « qu’il n’est pas seul ». Car même si, comme le dit avec humour une autre émission de Radio Canut, « y’en a plus qu’on ne le croit », force est de constater que, statistiquement10, la proportion d’homos à la campagne est moindre par rapport à celle qui caractérise les espaces urbains. Et comme la densité de population est plus faible, il est difficile de se « reconnaître ». En la matière, pourtant, Internet et les smartphones ont tout changé. Arthur explique qu’avec certaines applications, on peut même savoir qui est homo dans les alentours. Ce qui permet « d’enlever les masques » et de mettre à mal la solitude, bien que subsistent des inégalités dans l’accès à ces services. Au-delà, avec ou sans smartphone, être homo et à la campagne, c’est s’inscrire dans une série de mobilités plus ou moins choisies. Entre son lieu de vie, ses éventuels lieux de drague, en tout cas de sociabilité. Et puis après faut les convaincre, les amants et les éventuels compagnons, de pousser jusqu’à perpette! Des mobilités contraignantes. Des allers-retours, des porosités, dont la complexité me permet de nuancer l’idée d’un « simple » exode des personnes homosexuelles vers la ville. Néanmoins, des mobilités au carrefour desquelles la ville semble rester un passage obligé, une étape, un repère. Et le fait de vivre à la campagne, un choix plus exigeant que pour les hétéros qui feraient de même.

En intégrant le lieu collectif où il vit, Paul s’éloigne du salariat et acte un certain déclassement social. Le fric c’est chic mais le RSA c’est sympa. C’est à ce moment-là qu’il commence à se dire « pédé ». Pour « se réapproprier l’insulte, au lieu de juste la subir. En faire quelque chose qui est aussi une force, une revendication« . Mais aussi avec l’envie de politiser une bonne fois pour toute son identité. Se dire pédé, pour Paul, c’est se démarquer de ce qui serait une obligation : l’intégration et l’assimilation, quitte à devoir épouser les contours de ce monde de merde, son consumérisme et sa famille « normale ». Celle-là même qui se tient bien au chaud à côté de l’incendie capitaliste, l’alimentant pour être sûr qu’il ne s’éteigne pas. Paul consolide son assise. Il croise beaucoup de pédés et de gouines, en lien avec son lieu de vie. « Je passe d’une sociabilité gay furtive à une sociabilité de pédé moins sexuelle mais plus construite. Ce moment où tu te renforces dans des convictions, c’est un moment où tu es très fort ».

Ce qui est frappant aussi, dans sa trajectoire, c’est la recomposition de ses amitiés et de ses amours sous forme de constellations. Alors que je me demande en quoi des amours homosexuels seraient intrinsèquement plus subversifs – révolutionnaires comme une marge à l’assaut de la norme que mes banals amours hétéros, je réalise qu’il y a tout un tas de trucs qui m’échappent. Qu’on trouve à la croisée des contraintes qu’a connu Paul en tant qu’homosexuel et des choix fins et précis sculptés par ces contraintes. « L’hétérocentrisme délimite bien ce qui est de l’ordre de l’amour et de l’ordre de l’amitié. On parle de couple et les amis ce serait autre chose, du coup ça passerait en-dessous. » Alors que Paul me décrit la géographie qui me permet de me repérer dans son cœur, je comprends ce qu’il cherche à construire. « Dé-hiérarchiser les relations. Je me définis comme célibataire mais je suis entouré de personnes que j’aime beaucoup, qui ont des statuts divers et variés. On discute et on se met d’accord sur certaines modalités (…). Il peut néanmoins y avoir une ou des relations privilégiées, mais qui s’agencent au delà d’une dichotomie amour/amitié. ».

Quant au « qu’en dira-t-on », a fortiori dans un village, il n’en a cure : « Quand je suis amoureux ou quand je couche avec quelqu’un je ne vois pas ce que le monde autour a à dire là-dessus. Ça ne m’intéresse pas de transmettre quelque chose au monde extérieur à ce sujet. Donc ça ne fait pas des histoires « de couple« , parce que c’est pas des histoires visibles socialement. » Mais pour autant, c’est bel et bien le romantisme, toujours lui, qui prend la photo où Paul pose avec ses compagnons de route. Mais même s‘il propose au prince charmant de rejoindre le père noël, il ne serait pas contre une relation où un engagement et un terme long soient de la partie.


Retour au village. Paul ne s’en cache pas, l’environnement lui paraît de prime abord plus réac qu’en ville et les premiers temps, il la joue discrète. Après « c’est un village particulier. Quand je le présente je dis qu‘il y a une proportion d’artistes et de lesbiennes supérieure à la moyenne nationale !«  On rit. C’est sur cette question de l’invisibilité que Paul fait durablement bouger ses lignes. « Si la boulangère est pas contente de me voir dans sa boulangerie, elle a qu’à me le dire et j’y vais plus.«  Il me lâche, délicieusement malin : « Mais ici, je pourrais aussi parler sur la boulangère à des gens qui connaissent la boulangère. » Duel de potins pour western relationnel en milieu rural. « C‘est pas le même rapport de force. En ville si quelqu’un te fait une réflexion, te crie dessus, tu sais pas où le retrouver. Tu la prends juste dans la gueule. »

Dans cet espace qui s’ouvre, Paul ne chôme pas. D’abord, il participe à monter des rencontres en non-mixité pédé, sur le lieu où il vit. Une critique sociale radicale côtoie le plaisir d’être, ensemble, à construire sur la base d’un commun. Paul participe aussi aux Universités d’Été Euroméditerranéennes des Homosexualités. « La première fois, il y a 200 personnes queers11, toutes plus somptueuses les unes que les autres, toutes plus intelligentes les unes que les autres, avec masse de débats et d’enjeux entre nous. C‘est juste passionnant« . Faut le voir Paul, voir comment il est étincelant quand il raconte tout ça, pour comprendre la puissance de ce qui se dénoue et se déploie à ce moment précis de sa vie. Pour boucler la boucle, Paul entreprend les démarches pour entrer dans les ordres : ceux des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence. Resplendissantes, celles-ci détournent l’image et l’habit des religieuses catholiques de façon festive et théâtralisée, dans une optique d’empowerment12 communautaire et de prévention du Sida. « Pêchez dans la joie mon enfant, et dans la fesse, et de nombreuses fois, sous la protection de saint latex » peut-il dire à leurs côtés, arpentant la rue ou les soirées. Amen.

Parfois Paul a un peu froid au milieu de personnes plus politisées que lui. Il manque quelque chose. C’est alors que sa route croise celle des Radical faeries. Je vous épargne les mots chiants, comme néo-paganisme. Autant aller droit au but. Ce sont principalement des gays. Qui nomment, choisissent et construisent des personnages de fées. Et se retrouvent, souvent à la campagne – mais pas que – afin de se réapproprier l’idée même de spiritualité et de célébrer une manière singulière d’être ensemble. Communier en s’inscrivant en faux par rapport à l’hétéronorme autant que vis à vis des travers patriarcaux, consuméristes ou encore du manque de soin qui prévaut parfois dans la communauté gay elle-même. Le fondement des Faeries : un cheminement personnel, aux contours politiques. Avec l’émancipation en ligne de mire.

Bon, d’accord : l’idée de mecs avec des noms de fées, ça peut faire marrer. Mais en creusant un peu la question, je range mon sourire narquois. D’abord, en terme de rituel, cela me semble beaucoup moins absurde d’aller chercher la fée sommeillant peut-être en moi que de me bastonner pour un match de foot – par exemple. Ensuite, comme le disait Harry Hay un des activistes américain à l’origine des faeries en 1979 il s’agit de reconnaître « l’isolement et la déconnexion qui font que les gays grandissent avec une blessure spirituelle qui réclame une guérison spirituelle. » Ça fait près de six heures que j’écoute Paul, et cette blessure, je la sens. Je pourrais presque dire que je la vois. Sans pathos aucun.

Je bois son récit, notamment quand il me raconte sa première rencontre avec les fées. « J’arrive à la nuit tombante. On nous a attendu pour dîner. Une grande tablée avec plein de bougies, et autour plein de créatures magnifiques. D’un coup, c’est l’autre côté du miroir. Il y a un espèce de chapelier fou qui débarque, sauf qu’il porte une jupe. Il y en a qui sont en bleu de travail parce qu’ils rentrent du jardin. On te dit welcome, on te fait un gros câlin, on t’embrasse sur la bouche et on te demande ton nom féerique. Bim. C’est parti. » Il me raconte ce rituel saisissant, où tous « déposent leurs morts ». Ils allument un feu, en y jetant des graines de fenouil, comme cela était d’usage au moyen-âge quand on brûlait les homosexuels. Les fées récitent alors un mantra en italien, jusqu’à la transe, qui dit en substance : « je suis encore ici ». Quand Paul me raconte comment – outrepassant les limites de son propre tempérament – il finit à poil à l’occasion d’un rituel d’ouverture d’un rassemblement d’été, j’ai plus du tout envie de sourire. J’ai la chair de poule.

Quelque part entre les lieux de drague – qui sont souvent à la lisière entre la ville et la campagne dixit Paul – les lieux collectifs où il a vécu et les sanctuaires féeriques où il s’épanouit, la trajectoire de Paul me donne à visualiser un monde caché. Dans l’émission de radio, Arthur parle d’anti-monde, Foucault d’hétérotopie, là où le « monde s’inverse » bien qu’on soit toujours dans le monde. Cela résonne concernant l’homosexualité, je n’invente rien. Mais cette idée d’anti-monde me semble renouvelée par certaines spécificités du monde rural que m’a donné à voir Paul. Le masque de la tradition mais aussi la réalité de cette même tradition. Les espaces vacants et leurs appels d’air. La mode du retour à la nature et à soi. La stabilité dans l’exil. Les maquis réels et symboliques. Avec ce paradoxe lié à l’invisibilité : il met les personnes homosexuelles aux prises avec des oppressions et des difficultés spécifiques. Mais il peut aussi offrir des espaces de retraite – de l’air – pour faire de communs des forces politiques. Et spirituelles.

Ce que Paul conseillerait à un jeune mec ou une jeune meuf homo et perdu.e au fond de sa campagne : « S’exiler, à la ville ou ailleurs, pour pouvoir partir de rien. Après, s’il y a des choses qui vous manquent, créez-les. Il ne faut pas regretter et se complaire dans le manque – ce qui est vraiment plus facile à dire qu’à faire. Il y a des choses qui vous conviennent pas? Cherchez ailleurs. Et si ça n’existe pas façonnez-le. On se plaint beaucoup, dans les lieux de drague, que ça parle pas ou très peu. Ben ça n’existe pas ? Faites autrement. Parlez. Ne subissez pas les normes et les codes. Qu’ils soient hétéro ou gays. ».

1Système de comportements, de représentations et de discriminations favorisant l’hétérosexualité, en dépit des autres orientations sexuelles.

2Qui considère l’hétérosexualité comme l’unique norme à suivre, ou comme une orientation sexuelle supérieure aux autres.

3L’usage des mots pédé ou gouine, dans l’article, n’est pas anodin et résulte du positionnement de Paul.

4Paul est un pseudo, et par extension, certains lieux ou éléments permettant de le reconnaître ont été masqués.

5Un jeune Américain (1982) La Tendresse sur la peau (1988) La Symphonie des adieux (1997)

6 Paul parle notamment du livre « Réflexions sur la question gay », Paris, Fayard, 1999.

7 Dans la culture homosexuelle masculine, drague et cruising sont des termes équivalents. Ils désignent la quête d’un ou de plusieurs partenaires occasionnels et anonymes.

8 https://blogs.radiocanut.org/luttespaysannes/2015/01/31/autour-de-la-condition-detre-pede-en-milieu-rural/

9 Concept sociologique d’Erving Goffman

10 Selon les chiffres issus de la « Grande enquête sur la sexualité » de Nathalie Bajos et Michel Bozon, on compte, en 2006, 6% de lesbiennes et 7,9 % de gays « en ville » alors qu’en milieu rural elles seraient 3,5% et ils seraient 2,8%.

11Définition queers

12Définition empowerment