Numéro 19

Lorsque tout brûle… on s’organise !

Depuis le printemps dernier existe dans les Corbières le « tiers-lieu paysan Beauregard ». C’est un espace pour tous et toutes qui a vocation à développer la mutualisation, l’entraide et impulser la diversification agricole. Les ateliers partagés et les groupes de travail prenaient doucement forme lorsque les incendies fulgurants de l’été ont accéléré la cadence, convertissant ce tout jeune lieu en véritable base arrière de la solidarité entre les habitant·es. Un endroit où tirer des leçons du passé, panser les blessures du présent et rêver d’avenir.

 

 

Enfant de dos, avec une casquette, au premier plan d'un paysage de montagnes brûlées

Jeudi 18 septembre à 8 heures tapantes, nous sommes déjà une dizaine dans la salle à manger pour la réunion des bénévoles. « Jusqu’à dimanche dernier on faisait des permanences d’accueil tous les jours. Maintenant on a décidé d’en faire deux par semaine, le jeudi et le samedi, c’est l’effet rentrée » m’explique Karine Mirouze, vigneronne à l’origine de ce projet de tiers-lieu, avec son conjoint Nicolas et d’autres. Cela fait déjà six semaines que tout le monde est sur le pont, quasiment nuit et jour pour venir en aide aux personnes sinistrées. Nicolas commence le tour de table : « C’était le début de l’aventure du lieu quand sont arrivés les feux. Le premier a touché notre commune, et ensuite il y en a eu trois autres en une dizaine de jours, jusqu’au cataclysme du dernier feu. Nous avons eu la chance de ne pas être dans la zone brûlée… pour cette fois-ci ».

Fort du réseau déjà constitué, le tiers-lieu fait immédiatement lien avec les camarades de la Confédération paysanne, de Solidarité Paysans, de l’Aspic1 et d’autres associations locales. Une décision collective est prise pour faire de cet endroit une base arrière du sinistre. Des appels sont lancés immédiatement pour recruter un maximum de bénévoles. « D’abord, on s’est mobilisés aux côtés des éleveur·euses alors que le feu était encore actif pour porter assistance aux personnes et aux bêtes, pour apporter du fourrage et de l’eau et extraire certains animaux parce que c’était trop hostile. Et puis dès que les routes ont été rouvertes, on est partis à la rencontre des sinistré·es ». Karine poursuit : « Les premiers jours on a fait des binômes et on est allés dans les villages incendiés. Moi j’ai commencé à Durban où je connaissais des vignerons, je suis allée chez eux, mais ils n’étaient pas là. [NDLR : les villages sont restés plusieurs jours sans téléphone, eau, électricité]. Mais tu croises quelqu’un d’autre qui te donne d’autres noms de personnes qui ont été touchées. On est aussi allés se présenter dans les mairies et les bars du coin », se souvient Karine. Ces « arpentages » menés par les bénévoles se poursuivent encore aujourd’hui et ont déjà permis de recenser 85 situations de vulnérabilité, pour lesquelles les personnes qui le souhaitent sont ensuite accompagnées. Dans un second temps, quand les sinistré·es sont prêt·es à entrer en action pour la reconstruction, le tiers-lieu propose de mettre la main à la pâte : « On essaye de voir quelle place on peut prendre dans ce qu’ils veulent réaliser. On n’arrive pas avec des solutions toutes faites, on arrive éventuellement avec des moyens, mais surtout avec une bonne intention d’écoute et d’accompagnement dans la phase d’urgence et aussi après », poursuit Nicolas.

Des bénévoles toujours plus nombreux·ses

Pour pouvoir accompagner au mieux le nombre exponentiel de personnes en difficulté, il a fallu acquérir des méthodes de travail : « On a vite vu que cela allait être hyper prenant et on a demandé des renforts en coordination. Deux personnes, dont on a eu le contact par des réseaux militants, sont arrivées. Ce sont des gens qui travaillent habituellement pour des ONG sur les cadres d’interventions de catastrophes naturelles ou des théâtres de guerre et qui étaient immédiatement opérationnel·les et ont apporté beaucoup d’outils, de suivi, de structuration. Il et elle nous ont beaucoup fait progresser là-dessus », explique Karine.

Le tiers-lieu lance alors une opération baptisée « Corbières solidaires grands feux » ainsi que différents appels aux dons. En premier lieu, la nourriture qui a afflué massivement grâce aux maraîcher·es, boulanger·es et structures d’insertion locales. La grande cuisine collective a tourné à plein régime pour nourrir bénévoles et sinistré·es. Un atelier de transformation a même été mis en place pour faire des bocaux avec les surplus et se projeter dans le temps long. Les dons de matériel ont aussi abondé : « On a structuré tout un magasin chez un voisin qui a une grande cave, on a tout rangé, tout déblayé, et maintenant on a les tronçonneuses, les débroussailleuses, les brouettes, les groupes électrogènes, c’est incroyable tout ce que l’on a reçu, et ça continue », dit Nicolas.

En six semaines, 25 chantiers ont déjà été réalisés ; majoritairement des travaux de bûcheronnage, de déblaiement, ou de réfection de clôtures.

Depuis le début des feux, plus de 180 bénévoles ont rejoint l’équipe. Autour de la table ce matin-là, certain·es sont là pour la première fois, comme Pauline, une habitante des environs qui confie son appréhension : « Je trouve que c’est important de vous le dire, je ne suis pas encore allée dans la zone… je tourne autour du pot. Je connais très bien ce territoire, car je suis toujours allée m’y balader, observer les oiseaux. Je le dis juste, car c’est une part de vulnérabilité que je risque d’avoir aujourd’hui. » Les autres bénévoles la rassurent sur la légitimité de ses émotions et sur la bienveillance et le soutien du groupe. Et puis « ça tombe bien », puisque ce jour-ci et le lendemain deux journées autour du soin sont organisées à Beauregard, pendant lesquels les sinistré·es et les bénévoles sont invités à participer à des groupes de parole et peuvent aussi se faire couper les cheveux, recevoir un massage ou une séance d’acupuncture.

Les mains dans la suie

Les bénévoles présent·es se scindent en plusieurs groupes pour aller prêter main forte sur différents chantiers. On charge pelles, râteaux, brouettes dans les voitures. Je pars avec Pauline et Anne, une narbonnaise qui vient aider pendant ses quinze jours de congés. On prend la direction de Villesèque-des-Corbières. Lorsque l’on arrive chez Valentine, la maraîchère du village, une dizaine de personnes sont déjà affairées. Certain·es tronçonnent des arbres brûlés et évacuent branches et billons, tandis que d’autres ratissent le sol pour enlever le plastique brûlé de la bâche de la serre.

Les questions fusent : « Valentine, on met où les mélanges de feuilles et de plastique ? », « La tonne à eau brûlée, tu veux la garder pour faire une mangeoire pour les chevaux ? » Valentine démarre son tracteur pour faire un premier trajet et vider la remorque qui déborde déjà. Nous trouvons vite une place dans la chaîne et commençons à déblayer les chaises en plastique fondues, les étagères métalliques tordues par la chaleur. La conversation s’engage avec Idriss, qui est là pour prendre des photos du chantier : « Moi j’habite à Lagrasse, le feu est parti vraiment juste à côté de chez moi. Je suis pigiste pour l’AFP en photo, j’ai couvert l’incendie pour eux les cinq premiers jours et depuis je continue à documenter. Je ne sais pas encore ce que je vais faire de tout cela. »

Sous le squelette de la serre, les visages, les mains et les habits se couvrent progressivement de suie, ce qui n’empêche pas les discussions d’aller bon train. Anne demande pudiquement à Thibault, un vigneron du village voisin de Fontjoncouse, venue prêter main forte : «  Toi aussi tu es sinistré ? » Il lui répond : « Oui j’ai perdu toutes mes vignes, mes oliviers et mon hangar de matériel. Ma maison va bien, c’est déjà ça. » Cet hiver, il arrachera toutes ses vignes, mais pas ses huit cents jeunes oliviers qui ont pu être sauvés grâce à un chantier solidaire : « Le premier jour on a creusé des cuvettes autour des arbres et ensuite des gens sont venus de partout avec des pick-up, des remorques et des tonnes à eau. On a fait des rotations toute la matinée, l’après-midi on a été se recharger à Jonquières, c’est un des rares maires qui a accepté de nous donner de l’eau en grande quantité. Il a fallu mettre cent litres par pied mais ça y est ils repartent. » Cet après-midi, Thibault compte retourner prendre part au groupe de parole à Beauregard.

Profiter de la dynamique

Le travail collectif est l’occasion de demander des nouvelles des autres, de l’état d’avancée des différents chantiers. Aujourd’hui, comme on avance vite, on en profite pour déblayer aussi une partie du jardin du voisin qui est ravi. On s’écoute attentivement malgré le bruit des pelles qui raclent le verre brisé et les tronçonneuses qui ronronnent par intermittence. Le tracteur démarre : « On va finir de vider cette benne et après on va pouvoir se poser un petit peu », nous dit Valentine qui ajoute « tout le monde a bien bossé, je suis super heureuse, seule c’était trop déprimant ». Derrière la mairie, une grande place goudronnée est aménagée en déchetterie de fortune. On vide la benne de branches, en tirant toutes ensemble et en éclatant de rire.

À la pause, une voisine venue de Durban nous dit : « Je sais pas si je vais pouvoir revenir demain car j’ai 75 ans et que j’ai mal partout, mais psychologiquement j’avais besoin de faire quelque chose. Il faut faire attention à ne pas trop laisser reposer parce que sinon chacun va repartir à sa vie. Après les inondations de 19992, beaucoup des choses qui n’ont pas été déblayées immédiatement sont encore là. Tant qu’il y a la solidarité, il faut profiter de cette dynamique. »

La journée de travail s’achève, et en remerciant l’équipe,Valentine nous dit : « J’attendais impatiemment cette journée. Depuis une semaine ça commençait à vraiment me peser de voir ça, je voulais que ça dégage toutes ces merdes, tout ce noir. ».

De retour à Beauregard, nous nous retrouvons autour d’un repas avec les autres bénévoles et l’équipe de coordination. Tout le monde raconte sa journée tandis que déjà s’organisent les chantiers du lendemain. Nicolas me dit : « Tu vois, tout ça c’est une application dans le cadre d’une catastrophe de ce que l’on voulait faire à la base avec ce lieu. Cette idée d’être présent sur le terrain, ça parle. Les bénévoles qui viennent sont des gens du coin, du département. Ce ne sont pas que des paysans et paysannes qui s’organisent, mais il y a aussi des habitant·es. De toutes façons, les paysan·nes bossent tout le temps, s’il n’y avait eu que des paysan·nes pour être bénévoles on aurait été cinq pelé·es. C’est hyper important, que ce ne soit pas un mouvement corporatiste. Si on porte une perspective de transformation c’est bien pour ça, parce qu’on pense que ce n’est pas qu’entre paysan·nes que l’on va changer le modèle agricole. »

Texte : Chispa / photo : Lise