Lettre à l’attention du Vallon de Marcillac
Cher Vallon de Marcillac,
Ça fait longtemps que je songe à t’écrire. Mais il est un temps qui ne saurait souffrir quelque raccourci que ce soit : celui de peser ses mots. Les pour et les contre. Ceux qui irritent et ceux qui apaisent. Comme un baume. Et si baume il doit y avoir, je t’en oins dès maintenant, en te le disant – mes doigts pris sur tes poignets – je t’aimais, je t’aime et je t’aimerai.
Mais cet amour, je lui refuse le droit de me rendre aveugle. Tu te souviens Vallon, toi et moi, montés à Panat, lors d’une de ces douces mais piquantes fins de journée dont un printemps encore frais a le secret ? Tu te souviens Vallon, tes mains sur mes yeux et toi de jouer la carte du suspense jusqu’à temps que tu me dévoiles finalement un somptueux coucher de soleil sur Bruéjouls ? Facétieux comme tu sais l’être. Sacré toi. Eh bien, Vallon, je te le dis aujourd’hui, droit comme le « i » d’indépendance : tes mains comme œillères, je n’en veux plus.
Oui, je suis colère. Rouge de rouge.
D’abord, nos débuts. Alors que je quittais la ville, las de ma vie, pour te rejoindre. C’est qu’en ville, je commençais à me cogner le front à la promiscuité qui peut y caractériser parfois espaces et relations. À suffoquer, avec cette impression permanente de vivre à hauteur de pot d’échappement. Le sentiment que la routine n’est plus qu’un agrégat de moments déjà vécus qui serpentent dans les rues à s’en mordre la queue. Le passé qui se déguise en présent. Très mal maquillé qu’il est. Et puis, faut dire ce qui est : si tu payes un loyer, vient un moment où secouer et se jouer de la ville tout en restant à l’abri du fracas d’une carrière est difficilement tenable – financièrement parlant. Sans parler des milieux politiques, théâtres de western émotionnels où égos et jeux de pouvoirs se toisent – main sur la crosse – dans des rues désertées par des foules d’activistes apeuré-es par ces quelques caïds. La ville, j’y ai vécu de supers moments mais devais en partir.
Je m’en remettais alors aux ressentis d’amis t’ayant croisé. Ils te décrivaient foisonnant et accueillant. J’avais envie de les croire. Pourtant, à mon arrivée, je te sentais méfiant. T’as-t-on tant trahi par le passé pour que tu aies peur de l’autre à ce point ? Ou peut-être regardes-tu un peu trop la télé ? Excuse mon ton, Vallon, mais la coupe est pleine – quand bien même est-ce de vin du pays – quand tu me dis par dessus la haie de mon petit potager que ça jase à mon sujet. Parce que, bien que tu me vois m’activer tout le temps, je n’ai pas de contrat de travail à te montrer. Parce que mes amours ne sont pas lisibles ou encartés en mairie. Parce que je me lève tard et ne me couche pas tôt. Et qu’il m’arrive d’errer en survêt des journées entières. Le coup de grâce, Vallon, c’est quand tu m’avoues que tu te demandes si, à filer un mauvais coton de la sorte, je ne vais pas finir, je ne sais pas, au hasard, à faire le djihad quelque part par exemple. D’abord je ris, pensant à une bonne blague. Puis rapidement, je ne ris plus du tout. Par les temps qui courent, la connerie ne s’essouffle pas.
Alors Vallon, soumis comme je peux l’être et désireux de m’intégrer un tant soi peu, je vous accueille toi et tes voisins, dans mon salon. Je te l’avoue aujourd’hui, ce soir-là, je te sers du pâté récupéré dans la poubelle du supermarché. Oui, tu m’as bien entendu : dans la poubelle du supermarché. Pas pour t’empoisonner, mais parce que parfois, moi, je vis comme ça.Et je n’en suis pas moins sincère et bienveillant en t’ouvrant ma porte. Excité presque. Et ce même si je vois bien que tes yeux filent plus à droite qu’à gauche à la vue de mes affiches où s’affiche sans honte ma haine des forces de l’ordre. Puisqu’on en est à se parler sincèrement Vallon, je te le dis sans détour : je comprends à ce moment précis que si un jour, par ici, le gendarme cherche guignol, ma maison tu indiqueras, trépignant et exultant comme les enfants devant les marionnettes. Malgré tout, l’apéritif se passe, chacun faisant un pas vers l’autre. Jusqu’au moment où tu me demandes quel est donc mon travail. Silence dans l’assemblée : je comprends que tu es venu pour savoir où je range mes trucs et mes astuces. Mettre du charbon dans ton poêle à fantasmes, ou l’éteindre. Tu ne veux pas savoir comment j’écris ou fais des films, comment j’aime à me mettre en mouvement au sein de collectifs, avec les copains et les copines, pour créer, combattre, célébrer ou bouger des lignes. Non, tu veux juste savoir si je suis comme toi. Ou pas.
On s’en remettra jamais vraiment Vallon, toi et moi, de cet apéritif. Ta méfiance et ma colère. Je n’ai pas quitté la machine à juger des milieux politiques urbains pour finir par devoir me justifier auprès de toi. Qu’on se le dise. Des amis me tempèrent : la « campagne » c’est aussi ça, ce quand-dira-t’on-qu’à-la-fin-on-se-juge. Et va falloir que je m’y fasse. Alors je m’y fais. Seulement, ça soulève en moi un sentiment nouveau de légère paranoïa servi sur ces petites interactions quotidiennes. Bonjour. Bonsoir. C’est tout. Ta vie associative et tes célébrations, j’ai du mal à y prendre part. Je m’y sens pas à ma place. Et quand l’envie me prend d’organiser une fête à la maison, je ne me sens pas de taille à affronter ton silence. A l’inverse, quand je fais tes gâteaux pour tes enfants à l’occasion d’Hallowen, tu ne daignes pas les amener jusqu’à ma porte malgré toutes mes indications. Peut-êtres as-tu peur qu’ils repartent eux aussi en survêt ?
Bref, on est partis d’un mauvais pied.
Pourtant, à côté de tout ça, Vallon, tu me gâtes comme on m’a rarement gâté. Déjà, avec ton calme, tu sais comme personne masser mon corps pour lui apporter la conscience de lui-même. Lui qui n’existait pas en ville, se déploie comme jamais en arpentant tes sentiers. Y’a pas à tortiller, tu sais y faire quand il s’agit d’envelopper la vie avec douceur. Beau comme un astre que tu es, quand ton soleil prend courageusement appui sur tes versants pour se hisser au-dessus de tes vignes qui se sont faites toutes colorées pour l’occasion. Et quand – fatigué – le soleil part se coucher, le sol rouge se drape alors d’un voile humide et froid qui renvoie à la lune sa lumière, permettant par là même de conserver le sang qui circule sous la terre – et lui donne sa couleur. Parfois, je le confesse, je te rêve plus escarpé et sauvage, mais toujours tu fais valser tes monts et me fais craquer pour tes villages, comme autant de bijoux posés dans le creux d’un décolleté… Je m’égare Vallon, pardonne moi. C’est que franchement, par moment, tu me fais bien kiffer.
Le problème c’est que cette beauté, tu me donnes l’impression de t’y être arc-bouté dessus. C’est à toi et faut pas qu’on y touche. Je te le dis Vallon, sans détour, d’homme à petite vallée, par moment, tes fêtes, elle sentent un peu le sapin. Le passé et le présent, agricoles notamment, étouffent derrière la vitrine dans laquelle tu les enfermes, et l’heure est à la célébration du statu quo. T’as pas envie qu’on vienne te remuer. J’enrage d’autant plus quand je découvre, au détour d’un bouquin d’histoire feuilleté, qu’un passé t’en as un et pas n’importe lequel. Un passé traversé comme partout d’exils, d’exodes et de changements brutaux, fait de douloureuses périodes mais aussi de victoires sur le cours des choses. De luttes pour la vie. On ne se connaît pas très bien, mais je suis sûr que t’as autre chose à raconter que ce qui tient dans les guides de l’office de tourisme. Parfois je le devine quand je t’entends chanter en occitan dans ton garage. Et puis d’autres fois, à l’inverse, tu me donnes l’impression de n’avoir pas d’autre désir que de voir les saisons se succéder. Je suis dur Vallon, et tu te demanderas – à raison – pour qui je me prends à venir contrarier cette quiétude. Et je te répondrai encore et toujours : quelqu’un qui t’aime, comme un fou, comme un soldat, comme une star de cinéma. Tu vois, je t’aime comme ça.
Un jour tu as un réflexe de survie, alors que notre relation s’enlise dans la méfiance à double sens. Tu me dis qu’il est temps qu’on retrouve nos vingt ans, tu me prends par la main et tu me propulses littéralement dans notre auto. Direction un café associatif pour le traditionnel repas du dimanche midi. C’était l’automne, un automne où il faisait beau. Une saison qui n’existe que dans le Nord de l’Aveyron. Là-bas on l’appelle l’été indien. Mais c’était tout simplement le nôtre…
Oui, Vallon, à ce moment là, on allait où tu voulais quand tu voulais.
Je me souviens : tes cheveux dans le vent qui ondulent outrageusement, ta main ferme sur le pommeau du levier de vitesses de l’auto, et la route qui défile, comme un film qui s’écrirait sous nos roues. Nous voilà arrivés. La suite, je m’en souviens pas très bien. Des gens, souriants, partout. Le soleil, qui n’a pas grand chose à faire tant la chaleur qui m’envahit est humaine. Un repas, super bon. Un concert, moyen, mais on est saouls, alors on s’en fout. Et ce jour-là, Vallon, pour moi qui suis là depuis peu, tu donnes un sens nouveau au mot accueil. Ta curiosité est bienveillante, mais pas intrusive. Tout juste une invitation à prendre une place. Sa place. Ça parle politique, mais sans se regarder le bout de la radicalité. Ça a faim d’« artisteries » en tout genre, de celles qui se remuent dans tous les sens mais savent aussi faire les yeux doux à la tradition. À mille lieues d’une culture engluée dans la subvention comme un canard perdu dans une mare sans eau. Et puis surtout, ce jour-là, Vallon, tu me fais rire à gorgée déployée. À ce moment précis, toi et moi, quand on se regarde dans le miroir ensemble, on a l’avenir devant nous.
En rentrant chez nous, dans la voiture, l’ambiance change brutalement. Je ne sais pas trop ce qui te prend. Après l’avoir bu, tu vois rouge. Tu n’es qu’aigreur. Faut dire ce qui est, tu es même un peu con : tu me dis que ça se fait pas de faire autant de bordel sur une place publique. Que si ça tenait qu’à toi t’aurais appelé les flics. Que – tiens – la prochaine fois tu les appelleras. La fête oui, la chienlit non ! Moi je le sais bien que ce n’est qu’une toute petite partie de toi qui s’exprime. Voire même, j’en viendrais presque à le comprendre ton agacement, je connais ton sommeil léger et tes contraintes. Et puis, je le sais, puisque tu me le répètes sans cesse : tu étais là avant moi et OUI : t’es « chez toi ». Vallon, on va pas se mentir, je le sais bien que tout le monde ne veut pas vivre comme moi. Et je comprends que tu ne viennes pas toujours manger avec nous. Reste que j’ai peut-être été idéaliste : je te rêvais moins obtus et plus conciliant que les riverains de mon ex – la ville – et leur envie de couper court sur les côtés tout ce qui dépasse de trop. Alors je me fais une raison, va falloir composer avec cette partie de toi, ton goût de l’ordre et cette sourdine que tu agites sans cesse comme une menace.
A ce stade de ma missive, Vallon, tu te demandes certainement où je veux en venir et ce que je peux bien chercher à la fin… En y réfléchissant bien, par moments, je crois que j’en viendrais presque à avoir envie de me présenter comme candidat aux municipales. Oui, c’est peut-être cela la clef : je me présente, je gagne, et une fois au pouvoir, je lance un gigantesque projet d’aéroport. Qui implique de transformer Marcillac en parking géant et d’implanter un KFC sur les hauteurs de Panat. Tout le monde arrêterait alors de travailler et se mettrait en ordre de bataille pour te défendre. « Sus au désert » chanteraient gaiement toutes celles et ceux qui arriveraient alors. Invasion Marcillac Vallon. On se serrerait les coudes pour se battre et construire, (re)découvrant cet enchevêtrement fertile, cet endroit où le maillage se fait serré entre vie et politique. Oui, Vallon, j’espère te croiser dans la lutte, je nourris cet espoir secret depuis notre rencontre. J’en fais des rêves un peu osés, où nous nous retrouvons tous les deux dans des assemblées parcourues d’un souffle romantique. À moins que ce soit un frisson révolutionnaire. Des rêves prenants comme des promesses.
Et je me réveille, alors, Vallon, pour m’apercevoir qu’en fait, posé sur mes genoux, tu ronronnes. Je t’ai déjà fustigé dans la tradition immobile alors je ne vais pas y revenir, mais je voulais aussi aborder avec toi la question de la vie couleur bio. Parfois, ce bio, j’ai l’impression que tu l’agites devant mes yeux comme un pendule, pour m’endormir. Certes, je suis plus que d’accord avec toi quand tu défends le fait de se battre pour une certaine idée du bien faire et je serai toujours là, à venir te voir sur ton étal, pour t’acheter trois légumes et te soutenir dans cet effort. Je dois même m’avouer admiratif, tout penaud que je me sens face à tout ce que tu sais faire et dont j’ai tant à apprendre. Mais ce bio, j’ai peur qu’il devienne une fin en soi, qu’il occulte le nécessaire combat contre les injustices de classe quant à l’accès au bon et au sain, et l’odieux marketing écolo qui profite des mêmes logiques industrielles qui ont amené au désastre sur lequel il fait – au final – son beurre. Tu me suis ? Oui, j’ai un vilain défaut, je suis anticapitaliste Vallon, y compris dans un supermarché bio. A fortiori dans un supermarché bio. Et souvent – j’y peux rien – le fromage glisse tout seul dans ma poche… Vallon, je te dis tout ça parce que j’ai peur qu’ensemble on ne prenne pas assez de risques, qu’on oublie d’être aventureux. D’être total, de se laisser dépasser, d’être gratuits, d’être fous. De tout miser et de rien retenir. Pourtant, je te le répète, mes critiques sont garanties sans amertume ni traitement après récolte. Et puis, autant aller à confesse, j’ai une hantise Vallon (et ça t’y es pour rien) : la peur de lâcher l’affaire, d’oublier l’essentiel et de n’être plus qu’un serpent charmé par la douceur (re)trouvée d’une vie à l’abri des tourments du monde. Oubliant de le changer, bercé par un culte apolitique du bien-être.
Tu me rétorqueras – à raison – que si je ne suis pas content, la sortie se trouve aisément. Mais le problème Vallon, c’est que je me suis attaché. J’ai beau gratter le fond de la cocotte, je t’ai dans la fonte. Je suis très déstabilisé par ta rencontre. Tu te sais charmeur et en joue. Le fait est que ça marche. J’ai bien tenté cette année, de bouger ça et là, pour fuir tes avances. Mais toujours j’y reviens. Faut dire qu’il y a des idées et projets qui se lancent partout depuis toi et autour de toi. Des lieux partagées et autres envies de creuser le sillon de nos rêves et utopies à hauteur de quotidien changé. Les liens entre toi et moi se resserrant chaque jour, comme on se met bras dessus bras dessous avant de partir danser toute la nuit durant. Quels seront les motifs que va dessiner notre valse ? Cela s’annonce passionnant à regarder et à vivre. Et puis si au passage on prend le temps de profiter un peu, j’essaierai de pas sacrifier mon plaisir sur l’autel de la pureté révolutionnaire.
Je t’embrasse. Je t’aime.
Ton néo-rural