Numéro 19 régional

Le nuage est devenu flamme

paysage de montagne avec un grand incendie au fond et une personne dos au premier plan avec une casquette blanche à l'envers et la main gauche levée
Cachée derrière les pins, la bergerie de Titou surplombe le village de Villesèque-des-Corbières. Il y vit depuis plus de vingt ans, et en a fait un lieu de fête, d’accueil et de belles rencontres. Le méga-feu a entouré cette maison, léché les murs et brûlé tout ce qui l’entoure. Titou a craché cette folle nuit dans un carnet, pour vaincre les peurs et les traumatismes. Extraits.

 

5 août 2025. Villesèque-des-Corbières. 15h. Rue de la cave. Ce matin, j’ai ramassé les dernières mûres sur le chemin de la bergerie avant que Sophie m’y rejoigne. On a dû partir, on ne se sentait pas bien pendant la sieste là-haut. C’est rare qu’on s’y sente pas bien. Enfin à ce point-là, presque à s’engueuler et partir chacun de son côté.

Je retrouve Mika, il veut acheter des fruits. Y a Robert au bout de la rue qui vend ses pêches, tomates et raisins de sa production. Mais il n’est pas là. Alors on se pose à la cave et on boit un petit coup. Tout va bien. Tellement que voilà John. Deuxième verre. On se raconte. Et puis comme je suis toujours stressé, je fais comme souvent, plusieurs aller-retours dans la rue. Je checke à droite, à gauche, les parents, les voisins, d’éventuels clients ou nuages.

Et là oui, effectivement, y a un nuage effrayant qui s’élève plein nord, vers nous. Le ciel noircit très vite et l’ampleur semble démesurée. Mais bien loin d’ici encore. Premier texto de Yannick de Quintillan, en vacances : la montagne d’Alaric est en feu. Allez… c’est reparti ! Ça faisait qu’une semaine que ça avait pas brûlé dans le coin. Allons voir ça de plus haut, à la bergerie. Plus haut, là-bas, ce lieu, cet endroit, ce lien. J’y vis, campe, invite, fête, analyse, attend.

On s’y retrouve avec Mika, John, Lise et Youri. Mes parents nous rejoignent, avec un jeune couple. Des voisins plutôt sympas. On partage quelques bières, on sait pas si on a soif. Le nuage fait la moitié du ciel. Le soleil est rouge fluo. Il est environ 18h et ça fait deux heures que le feu est parti de Ribaute. Au loin, on le voit sauter sur Durban à une vitesse folle. Cabanut est dedans. Ça y est. La pression et le stress font leur entrée. On connaît les gens qui vivent là-bas. Ça fait super peur. Durban explose, des sons font penser que le village est soufflé. L’image est folle. On voit les flammes, en bas du village, à Bonnafous. Ça fonce sur nous aussi, on n’avait pas vu, ça va trop vite, et c’est dix fois plus gros, grand, chaud et rapide. On entend déjà « il faut partir », des « vite ! vite ! ». La nuit du feu est là, et le bruit des arbres qui éclatent font qu’on ne sait plus vraiment quoi faire.

Rester ? Sauver ceci, cela ? Prendre ma boîte en bois près du lit avec tout ce que je m’étais dit que j’emporterais si jamais un jour le feu arriverait. Cette grande boîte de je ne sais quoi avec trois merdes inutiles dedans. Donc hop ! Boîte à fuir. Et tremper, arroser la baie vitrée en plastique et le gros volet de l’entrée avec les bouteilles et les bidons. Une couverture pour boucher la fenêtre des chats, et ah oui derrière, y a un peu d’eau dans les cuves de récupération du toit. J’essaie le tout pour le rien. J’ouvre les vannes afin d’inonder le chemin qui entoure la bergerie. Côté ouest.

Mes parents et leurs voisins amoureux sont partis depuis une heure au moins. Lise et Youri aussi d’ailleurs. On les a vu partir à fond vers Treilles, y a vingt minutes. Et là, ça y est, je claque la porte, tourne la clef, vers où ? À quand ? On redescend au village. Ça arrive comme dans les films. À toute vitesse. On gère pas grand-chose. On n’est pas prêts.

Place de l’église. Devant chez Amélie et Nina. Mika tremble. John veut partir. Même Loulou, le chien. Tout est fou. Il pleut des cendres depuis des heures, blanches, noires, rouges. Les flammes ne sont qu’à 100, 200 mètres. Ça pète et ça crépite pas loin. Chacune fait ce qu’il peut. Le village à cette heure-ci, estimée à 20h30 environ, est encerclé. Un élu de la mairie déplace les gens vers le foyer en bas, puis rapidement vers la place, en haut, parce que c’est incontrôlable. Les consignes sont floues.

Aux rares qu’on croise, on se dit qu’on a rien à foutre là. Le vin refait son apparition, et même Amélie dit ok, moi aussi, je me sers un whisky.

Presque minuit. Vers la cave, trois pompiers sauvent cinq maisons pendant au moins deux heures. Comme des malades dans une fumée pas possible. Qu’est-ce que je fous là, à essayer d’attraper cette petite chatte qui va très bien, même si ça pue et que ça hurle. Ah ! Allez, bordel viens là ! Ça va aller. On remonte le tee-shirt en protection contre l’évanouissement. J’observe la bergerie. C’est sûr, tout est par terre. Je me prépare au pire.

Me voilà à deux heure du mat, chez Mars, avec des arrosoirs dans la piscine… Y a rien à faire, on est que dalle.

Je me retrouve avec Foued, mon pote d’enfance, que je vois rarement, sur la terrasse de John, à se serrer dans les bras, entourés du village en cendre, de la folie, de ce qu’on n’aurait jamais imaginé. Tout explose et flambe. On s’aime, j’imagine, on se le dit. Et on retourne en bas, fumée, bruit et gyrophares. Je vais voir la bergerie depuis la place de l’église. Carnage. La colère, l’envie, c’est obligé faut monter là-haut. Je crois que j’ai essayé un premier coup mais pas possible, trop de camions de pompiers bloquaient la route. Bref, là ça passe. Zigzag. mollo-mollo. Poteaux. Câbles. Branches. Cailloux. Feux. Arrivé là-haut, je bouge des trucs qui craignent partout autour. Et je sais pas comment mais ce qui me permet de faire ça, c’est que la maison est debout, normale, et je viens l’aider, je veux être normal, comme elle, debout dans la fin du début du reste finalement possible.

Autour de la bergerie, trois véhicules ont brûlé, toute la végétation environnante et mes outils pour le vigne prennent cher. Je me calme une minute et constate qu’il pleut des pommes de pins enflammées. Je remets un coup d’eau partout avec ce qu’il me reste comme bidons. Dehors Théo, protège l’endroit comme il peut. Rassurés, on redescend. Mais c’est pas fini, d’ici on voit bien la catastrophe en cours sur le village. On bataille toute la nuit. Des gouttes d’eau contre les flammes immenses.

6h30. Sur la place de la mairie, ils proposent du café, ou font des blagues, ont des têtes effarées. La peur est tout autour. Au bout d’une nuit en enfer, on doit sûrement être en train de réaliser qu’on a survécu. Ça doit être rassurant de voir le jour parce qu’on a entendu dire que les canadairs vont revenir. C’est le matin, et en même temps que les visions de noirceur, de dégoût, on se sourit, on se soutient, on s’encourage. C’est une explosion totale de tous les sentiments, de toutes les émotions en même temps. Je refuse poliment le croissant du flic-maire adjoint. J’ai des flashs de la nuit. On échange des infos, pas que des bonnes. On sait que c’est pas fini. Ça continue de cramer tout autour. Putains d’éoliennes et d’antenne qui n’ont pas brûlé. On a des chiffres, mais on y croit pas. Je redécouvre mon village. J’en ai vu des feux et cramé des bagnoles comme il disait le vieux gilet jaune après le saccage du péage de Narbonne, mais à ce point-là, jamais ! C’est noir, c’est rouge, ça pue. À perte de vue. Et ça fume.

24 août. 46 ans, je suis encore là. Ça fait vingt jours tout ça. Le paysage est tout neuf. Ça pue de partout. Tout le monde se demande si ça craint de respirer ce que les filtres de piscines ou les pare-brises nous montrent mais qu’on voit pas. On attend la pluie pour rincer.

C’est ma version, vision, fiction du truc. En plus d’être cramé j’étais peut-être déjà fou, paumé, absent. Ça va recommencer, autrement. Il paraît. Moi, je suis sûr que ça va être pareil. C’est pas de la déprime. « T’inquiète tout décline ». C’est de l’instant présent. Me dit-on. Sont gentils. J’ai de la chance d’être en vie. Et la maison. Et tout le monde. Et d’en rire.

Apéritif !

Texte : Titou

Photo : Mika