Numéro 16 régional

Guérilla, l’avenir a une histoire

À l’occasion de la sortie du dernier film de Pierre Carles sur les Farc de Colombie, nous nous sommes entretenus avec le scénariste Stéphane Goxe et deux ancien⸱es combattant⸱es, Audrey Millot et Ubaldo Zuñiga, qui vivent aujourd’hui dans une coopérative agricole du département de Sucre.

Sorti en décembre 2024, le documentaire de Pierre Carles prend racine dans la jungle il y a plus de dix ans, aux côtés des Forces armées révolutionnaires colombiennes (Farc). Il entend changer le regard posé sur celles et ceux qui ont trop souvent été qualifiés de terroristes ou narcotrafiquant·es, dans une vision qui oblitérait totalement l’aspect marxiste de leur combat. Le film retrace l’histoire du processus de paix entre les Farc et le gouvernement colombien, du début des négociations en 2012 jusqu’aux conséquences du traité de paix en 2022. Il en sort un documentaire sensible qui réécrit les pages brûlées de l’histoire et remplit, de vies bruissantes, les vides laissés par la guerre.

Pierre Carles s’intéresse à une question simple en apparence : la lutte armée est-elle légitime ? Il choisit de donner la parole aux « terroristes » et dresse un portrait inconnu des Farc dont l’image a souffert de la désinformation et du mensonge utilisés comme armes de guerre. Car si la guérilla mettait en place « l’impôt révolutionnaire » (une taxe sur les grandes fortunes), celui-ci s’est vite retourné contre elle. « Quand on taxait les entreprises, on n’était pas des hommes d’affaires. Quand on taxait les fermes, on n’était pas des fermiers. Mais quand on taxait les narcotrafiquants, alors on devenait des narcotrafiquants », raconte Ubaldo Zuñiga. Une étiquette de narcotrafiquants qui a d’ailleurs permis aux États-Unis d’intervenir militairement sur le territoire colombien, rappelant les sombres heures de leur politique impérialiste sur le continent.

Processus de paix : victoire ou défaite ?

Ce documentaire est aussi le récit d’une transition de la lutte armée à la lutte politique, en interrogeant les débouchés de la guerre. « Dans les premières discussions avec d’anciens guérilleros en 2019, il ressortait surtout un désenchantement et la volonté d’aller plus loin dans un processus de paix qui aurait nécessité dix années de plus », explique Stéphane Goxe. « La plupart des ex-combattants sont rentrés en dépression et ont ressenti une forme de défaite », poursuit Audrey. Une dépression renforcée par le fait de rendre les armes et d’engager une lutte politique inégale contre les partis institutionnels, plus riches et plus puissants. Huit ans après la signature des accords, l’heure n’est toujours pas à la paix. « Le titre littéral c’est « accord pour la construction d’une paix stable et durable », rappelle Ubaldo. On parle donc de construction, et non pas de quelque chose d’effectif ». « La sortie des Farc de l’espace de la guerre a d’ailleurs atomisé le conflit, ajoute Audrey. De nombreux groupes, plus petits, sont nés pour occuper les territoires et pour eux, la guerre n’est pas finie »1. Une guerre d’autant plus présente que les assassinats politiques sont toujours d’actualité. « En prenant en compte tous ceux qui n’ont pas signé les accords et qui ont repris le maquis, on s’approcherait des 1 400 morts », explique Audrey.

Pour Ubaldo les raisons de la guerre seront toujours d’actualité tant que la misère sociale et les inégalités continuent de prospérer. « Nous avons signé un traité qui parlait d’améliorer les conditions de vie de la majorité du peuple colombien. Mais cela n’a pas été résolu et les gens continuent d’avoir faim et les champs sont toujours aussi mal répartis. Et, bien sûr, ils vont continuer à qualifier les nouveaux mouvements de terroristes ou de narcos… » 

L’espoir d’aujourd’hui, les luttes de demain

« De façon très personnelle, je n’ai pas de regret ni de nostalgie » raconte Audrey. « On ne peut pas avoir de nostalgie de la guerre, même s’il y avait beaucoup de camaraderie. Pour moi, il y a de l’espoir dans le fait d’avoir survécu et de pouvoir rebondir, de se dire qu’on n’est pas en prison, qu’on peut reconstruire une société et que ça dépend en partie de nous. »

Aujourd’hui, Audrey et Ubaldo ont décidé de retourner à la terre. « On va se poser pour faire un travail sur le long terme. L’idée c’est de créer des racines, développe Audrey. Dans les années 90, j’avais pas mal d’amis anti-globalisation qui voulaient se retirer de la société et monter des communautés en produisant du bio. Ça me semblait égoïste puisque ce n’est pas parce que quelqu’un sort de la société que celle-ci change. C’est pour ça qu’avec une démarche très impatiente j’ai essayé de tout faire changer tout de suite. Je me rappelle qu’un jour j’étais allée voir une médecin holistique et quand elle m’avait demandé « quel est votre but dans la vie ? », je lui avais répondu « la révolution ». Et c’était vrai ! Mon but c’était qu’on arrive à prendre le pouvoir. Aujourd’hui je me dis « il ne va pas y avoir de révolution : fais ton projet maintenant » et pour moi ça passe par la terre. La force du capitalisme c’est de défaire la communauté. La refaire autour d’un autre système d’échange, autour de la démocratie réelle, je trouve que c’est révolutionnaire et j’espère que ça deviendra un exemple à suivre. »2

Pour Ubaldo, « le monde actuel est façonné par un négationnisme de l’histoire. C’est pourquoi, ajoute-t-il, en ne donnant pas de profondeur historique, on évacue le problème et on perd la chaîne de causalité qui fait que les situations dans lesquelles on se trouve ont toutes une origine ». Ce qui est important, renchérit Stéphane, « c’est d’avoir la conscience que les choses n’ont pas toujours été ainsi, et qu’elles ne le resteront pas. On a essayé de nous vendre la fin de l’histoire et on en voit aujourd’hui l’inconsistance. Mal enseigner l’histoire, c’est rester dans un présent perpétuel en naturalisant l’état du monde. La meilleure façon de percevoir l’horizon c’est donc d’avoir conscience des soubassements historiques dont nous venons ».

 

Compagnon de route

Pierre Carles n’a pas chômé depuis 25 ans. On s’était régalé avec sa critique des médias dans Pas vu pas pris (1998), Enfin pris (2002) et Fin de concession (2010). On s’y était retrouvé dans sa remise en cause du travail salarié avec Attention danger travail (2003) et Volem rien foutre al païs (2007). On se souvient aussi de La sociologie est un sport de combat (2001) avec Pierre Bourdieu, de Action directe, Ni vieux, ni traîtres (2006) ou de ses documentaires réalisés avec Nina Faure sur le black out des médias français à propos de la politique de gauche menée par Correa en Équateur (Opération Correa, 2015 et On revient de loin, 2016).

Pour retrouver la liste exhaustive de ses films, rendez-vous sur www.cp-productions.fr. Et vivement les prochains !

 

Texte : Matthieu Bouttin / Illustration : Ludo Adam

1 Aujourd’hui, on compte encore des milliers de combattant·es engagés dans des mouvements de guérilla, avec les maoïstes de l’EPL, mais surtout les marxistes de l’ELN et deux groupes dissidents des FARC, Segunda Marquetalia et EMC, même si des négociations de paix ont lieu avec le gouvernement actuel de l’ancien guerilléro Gustavo Petro, marqué à gauche.

2Il nous paraît important ici de préciser que des militant·es ou des peuples de par le monde choisissent aujourd’hui la lutte armée pour atteindre un changement révolutionnaire, de l’EZLN au Mexique aux YPG en Syrie, et que cela correspond aux nécessités politiques ou stratégiques définies par ceux et celles qui mènent ces luttes.