Fairtiq : Bienvenue en start-up région !
La présidente PS d’Occitanie, Carole Delga, promet une révolution ferroviaire à qui veut l’entendre, avec 800 millions d’euros d’investissements à l’horizon 2030. Ce « plan rail » s’inscrit dans le fabuleux « green new deal régional ». Poussée par le mirage de la privatisation, l’édile entend dépasser la barre des cent mille passager·ères quotidiens en TER grâce à l’application Fairtiq, censée garantir des prix accessibles. Mais derrière le vernis de la communication se cache une start-up suisse à l’ambition dévorante.

« Ici Auch, bienvenue à bord du Lio-Train à destination de Toulouse Matabiau ». En semaine, 12 trains quotidiens relient la ville du Gers à la capitale régionale. En plein tarif, le voyage coûte 17,70€. C’est pas donné ! Pour les plus réguliers, la carte d’abonnement est facturée 95€ par mois pour ce seul trajet. Mais il est possible de payer bien moins cher : pour cela les contrôleur·euses, devenu·es « agents du service commercial train », vous encouragent à utiliser Fairtiq.
Swipez à droite !
La région a en effet passé un contrat avec une société privée qui vous propose des tarifs plus attractifs. L’offre pour les 16/26 ans c’est « + = 0 », pour les 27/59 ans, « + = Flex » et les plus de 60 ans : « + = – ». Ces hiéroglyphes contemporains signifient que si vous êtes jeunes, vous payez les dix premiers trajets à moins 50% et à partir du 11ème, ce sera gratuit. Au-delà du 20ème, vous constituez une cagnotte, ce qui revient presque à « être payé pour prendre le train ». Vos trajets sont valables partout en Occitanie et doivent être effectués dans le mois. Pour les autres tranches d’âge, c’est le même principe mais avec moins d’avantages. Mais à la fin, vous ne paierez jamais plus de 95€ par mois.
Convaincu·e par l’aspect financier, il ne vous reste plus qu’à télécharger Fairtiq. Au préalable, vous aurez donné votre identité et autorisé un prélèvement bancaire. L’application s’ouvre : vous voilà localisé·es. Vous swipez à droite (de l’anglais to swipe, glisser) pour effectuer votre « check-in » au départ du train. À l’arrivée, swipez à gauche pour faire votre « check-out ». Fairtiq s’occupe de tout : Swipez. Montez à bord. Partez.
Les utilisateur·rices seront surpris·es de découvrir que le paiement sur leur compte s’effectue au nom de « Fairtiq deutschde Berlin ». On passe « d’usager·ères » du train à « client·es » de Fairtiq. Comme c’est moins cher, et si tous les billets sont numériques, cette tendance risque d’achever la fermeture des guichets dans les petites gares. Les contrôleur·euses peuvent aussi disparaître : les griffes numériques de l’application suivent les déplacements des client·es via la géolocalisation.
Si vous fraudez, l’application vous repère : vous risquez l’exclusion du dispositif. Et si vous attendez le contrôle pour activer l’application, les agent·es peuvent le voir et vous verbalisent. C’est ce qui vient d’arriver à un usager en Suisse1.
Le ticket équitable ?
Le nom de l’entreprise l’annonce : Fair signifie équitable en anglais. Comme le dit le fondateur : « Je me soucie des gens, je me soucie de la planète, je voulais créer quelque chose de nouveau, de plus flexible [et] rendre ce projet accessible au plus grand nombre dans le monde ». Pour réaliser son ambition, les 130 collaborateurs sont « créatifs, innovateurs, techniquement avisés et passionnés », et réunis autour de plusieurs valeurs : « Respect, joie, passion, inspiration, durabilité, centré sur l’utilisateur ». Bienvenue dans l’univers de la start-up.
Dans ce monde enchanté, il n’est pas fait mention de l’utilisation des données des utilisateur·rices qui constituent un marché mondial lucratif. À première vue, l’entreprise nous rassure : « Nous agissons de manière équitable, transparente et dans l’intérêt de l’utilisateur. » Mais avec une bonne loupe, la lecture des conditions générales de vente de Fairtiq dévoile que « vos données personnelles sont utilisées à fins de marketing et de publicité » ou encore : « nous utilisons vos données personnelles à d’autres fins qui ne sont pas en lien avec la prestation principale. »
Pas sûr que les usager·ères aient signé pour ça.
De quoi Fairtiq est-il le nom ?
Le décalage entre les vertus promises par cet outil numérique et la réalité de son usage révèle un des ressorts du néolibéralisme. Ce mécanisme est expliqué par le philosophe Grégoire Chamayou qui définit la micropolitique libérale comme « une manipulation invisible qui fait en sorte que les micro-choix individuels travaillent involontairement à faire advenir au détail un ordre social que la plupart des gens n’auraient sans doute pas choisi s’il leur avait été présenté en gros ». Le chercheur explique que nous devons ces charmantes inventions au très sérieux club de Saint-Andrews qui édite des manuels pratiques du parfait petit néolibéral. Dans le n°15, « En finir avec les monopoles publics pour que s’épanouisse la concurrence », on peut lire qu’ilconvient« de laisser l’offre publique intacte, tout en développant une alternative à ses côtés dans le secteur privé. On crée ainsi des circonstances où les gens ont un choix alternatif efficace »2. Fairtiq, par exemple ! Chamayou enfonce le clou : « La beauté de l’affaire, c’est que ce sont les gens, vous et moi, qui seront les moteurs du changement, en votant avec leur porte-monnaie »3.
Par ailleurs, quid de l’égalité d’accès à l’offre pour les usager·ère·s sans smartphone ou sans connexion internet permettant la géolocalisation ? Encore une fois, la « simplification » d’accès à des services fait le jeu de la dépendance numérique. On encourage les élu·es d’Occitanie à lire le rapport de la défenseure des droits qui tire la sonnette d’alarme : 13 millions de Français·es sont victimes d’exclusion numérique et ne peuvent faire valoir leurs droits. Fairtiq contribue en outre à développer une culture d’addiction au téléphone mobile, à Internet et à l’hyper connexion.
Les objectifs affichés par la Région sont ambitieux et les moyens accordés sont très importants. Mais cette politique est portée par l’imaginaire de la croissance infinie. Jamais, il n’est question dans la communication d’expliquer qu’en développant le train, on fera baisser le nombre de voitures. Non, ici il s’agit d’amplifier le trafic ferroviaire pour booster les échanges sans modifier l’organisation des transports. L’industrie automobile peut dormir sur ses deux oreilles, les bouchons toulousains continueront de grossir.
Bercé par le roulis, et alors que le train arrive, on rêve de tickets sans géolocalisation ni smartphone, d’une tarification juste (calculée au kilomètre ou gratuite), de transports collectifs fiables et de moins de bagnoles. On ouvre les yeux. C’est Matabiau, son quartier défoncé pour accueillir la future gare TGV. On se dit que la lutte sera longue. Fairtiq n’étant que la face visible du projet capitaliste porté par la start-up région.
Texte : FR / illustration : Belette
- « Condamné pour avoir voulu tricher avec l’application Fairtiq », 20 minutes Suisse, 8/12/2023.
- La société ingouvernable, La Fabrique, 2018.
- « Nous sommes entrés dans l’ère du libéralisme autoritaire », lesinrocks.com, 17/03/2021.
