Expertises, sabotages, affrontements : les lignes bougent chez les écolos
En quelques années, une partie du mouvement écologiste a opéré une mue idéologique et stratégique commencée sur les barricades de Notre-dame-des-Landes. Imprégnés par une culture non-violente et modérée, les militant·es d’organisations comme Extinction Rebellion ou Alternatiba sont de plus en plus nombreux à soutenir et même à se saisir d’un éventail de tactiques radicales inscrites dans une perspective anticapitaliste. De la jeunesse du « mouvement climat » aux vieux briscards de la lutte écolo, les positions font jonction.
Pour rouvrir ce débat éternel sur la non-violence, nous voulions commencer sur le terrain de notre feuilleton préféré : la lutte contre l’A69 et ses tranchées ! Mais après des semaines de résistances, la dernière Zone à défendre a levé le camp en octobre, et le chantier a été stoppé en mars (cf. ci-contre). Mais les Zad ne manquent pas pour faire face aux projets polluants, anti-sociaux et inutiles dont nos élu·es se sont fait la spécialité1. Direction la « Guinguette vaillante » qui s’oppose à la construction de la ligne de train à grande vitesse Bordeaux-Toulouse. Il faut quitter Toulouse vers le nord, direction Saint-Jory. Une piste défoncée nous amène à un pont surplombant le canal latéral à la Garonne. Le long de l’eau, un petit bosquet bourgeonnant accueille ses irréductibles défenseur·euses. Quelques cabanes à terre, d’autres dans les branches à dix mètres du sol. C’est l’heure du p’tit déj, des petits pains et des bananes grillent sur un brasero.
Un pacte entre zadistes et légalistes
Malgré les trois expulsions de l’hiver, les militant·es sont toujours sur ce point stratégique. Leur détermination a permis d’empêcher les coupes d’arbres pendant la période légale, de septembre à mars. On ouvre la discussion avec Camille : « À la base je suis une légaliste. Je croyais dans le dialogue social et j’espérais beaucoup des institutions. J’ai perdu une bonne partie de cet espoir et je pense que c’est le cas de pas mal de jeunes militant·es. » Elle ajoute : « Le militantisme de Zad et de sabotage, c’est pas nouveau mais ça se massifie et c’est presque plus une lutte anticapitaliste qu’écologiste ». Elle est passée par la Zad de Verfeil, sur le tracé de l’A69 où elle a aussi observé un pacte se nouer entre « zadistes et légalistes » : « On a marché main dans la main. Quand la suspension a été annoncée, on était étonnés et très reconnaissants que LVEL ait fait ce travail-là. ». LVEL, c’est La Voie Est Libre, une association de Tarnais·es engagé·es sur cette lutte depuis des années. Laurent, médecin à la retraite investi dans le social et l’humanitaire est devenu militant écolo avec cette lutte contre l’autoroute : « Je ne suis pas un « écoterroriste », la ligne pacifiste de LVEL me correspond bien. Personnellement, la non-violence est une évidence, que ce soit d’un point de vue moral et politique mais aussi physique, vu mon âge et mon handicap aux jambes ». Pour ce septuagénaire, ce mode de lutte est plus inclusif pour tous les corps, jeunes ou vieux, valides ou non. Il est également plus susceptible d’attirer la sympathie et moins disqualifiable par l’État.
Pour autant, ce parti pris d’une désobéissance civile et pacifiste n’est plus consensuel. Paul, thésard de 27 ans, fait parti de ceux qui ne souhaitent plus se cantonner à ça. Il a commencé à militer après le premier confinement avec Extinction Rebellion (XR). Né pendant la canicule de 2018, ce mouvement connaît un succès viral pour ses méthodes considérées alors comme « radicales » et pour son efficacité sur les réseaux sociaux. Paul se rappelle pourtant d’un fort clivage sur la question du sabotage : « XR venait de mener sa première action avec les Soulèvements de la terre. Certain·es de ses militant·es avaient participé aux sabotages pendant les occupations des usines Lafarge à Paris en juin 2021. Dans les comités locaux, ça a suscité un débat très vif. Cinq ans plus tard, même si XR garde une image de non-violence, le sabotage ne pose plus de problème à la plupart de ses membres. »
Des rôles complémentaires
Pour Laurent, chacune de ces positions peut apporter quelque chose à la lutte : « LVEL est toujours restée sur des moyens clairs : la conscientisation du public, la proposition d’alternatives étayées scientifiquement et le juridique. […] D’autres orgas ont suivi une ligne plus incisive et activiste. Ceci dit on ne désapprouve pas, on est d’accord que ce qu’ils appellent les “bonnes paroles” ne suffisent pas et qu’il faut parfois entrer en confrontation, notamment pour ralentir les travaux. Évidemment il y a eu des frictions mais on a toujours gardé en tête le but commun et c’était ça qui comptait. » Camille m’avoue même que l’emplacement de la Guinguette vaillante a été choisi sur les conseils d’un membre de LVEL qui avait finement épluché le dossier de la LGV. Pour Paul, aujourd’hui membre du comité toulousain des Soulèvements, cette division du travail n’avait rien de prévu mais s’est élaboré de fait : « Il y avait LVEL d’une part qui menait une lutte strictement légaliste, les Soulèvements, XR et des groupes autonomes de l’autre qui étaient engagés dans l’action directe. Aucun des deux bords n’avaient l’envie ou la conviction de faire le travail de l’autre. Ça a amené à une forme de composition qui a payé. » Une coordination opportune, née dans la pratique et les discussions. C’est l’un des constats du rapport de Terres de luttes sur les combats victorieux2, où on retrouve une « diversité tactique » définie comme « la reconnaissance de toute une gamme de moyens de perturbation sociale permettant d’apporter davantage de soutien moral et financier, de multiplier les angles de pression, et de s’imposer dans le débat public. Elle est notamment caractérisée par le principe de solidarité entre les différents groupes qui participent au mouvement social. » Cette unité, loin d’être un préalable dans la lutte contre l’A69, a dû être gagnée.
Aux sources de la non-violence
Loin d’être un cas isolé, ce pacte est révélateur d’une tendance de fond dans le mouvement écolo. Des ponts se dressent un peu partout entre non-violent·es et saboteur·euses, chacun reconnaissant le travail de l’autre. Cela tranche avec l’image encore portée aujourd’hui par le « mouvement climat ». On pense à Greenpeace et ses boycotts, Alterniba et sa section « action non-violente Cop 21 » ou encore les Amis de la Terre et XR qui proclament dans leurs statuts une non-violence assez stricte. Mais d’où vient donc ce mantra ? Militant du Mouvement pour une alternative non-violente (MAN) depuis 45 ans, Bernard explique son succès chez les activistes par le contexte historique d’apparition des luttes écolo : « Dans les années 1970-1980, c’était très populaire et très politique : on était antimilitariste, objecteurs de consciences, on luttait contre les armes, la bombe nucléaire et pour la paix. Il poursuit : La non-violence n’est plus unanimement plébiscité dans le mouvement écolo. On a fini par ne plus voir que sa version bourgeoise est gentillette et plus du tout celle très engagée qu’on a pu pratiquer. »
Des penseurs ont gommé les aspects violents des révoltes
Ce n’est pas l’avis d’Andreas Malm, un intellectuel écolo-marxiste auteur de Comment saboter un pipeline ? Pour lui, l’hégémonie contemporaine d’un pacifisme militant est le résultat de « l’abandon de la pensée révolutionnaire » et sa disqualification systématique depuis les années 1980(3). Point par point, Malm montre comment certains des penseurs les plus médiatiques du mouvement climat ont gommé les aspects violents des révoltes dont ils réclament l’héritage : l’abolition de l’esclavage, l’accession au droit de vote des femmes, la fin de l’Apartheid ou encore le mouvement pour les droits civiques des Noirs américains n’auraient rien obtenu sans leur aile radicale. Quant à Gandhi, c’était un pacifiste de façade4 à tendance réactionnaire.
De la protestation à la résistance
Andreas Malm constate que la montée en puissance d’un mouvement climat strictement non-violent depuis la fin des années 2000 n’a pas entamé le développement des énergies fossiles. Il propose donc d’attaquer, d’un même geste de sabotage, la source des émissions et la sacralité de la propriété. Bernard du MAN est lui aussi convaincu du sabotage mais cette pratique est non-violente selon lui. Néanmoins, il met en garde : « Beaucoup rêvent d’efficacité. La non-violence marche à long-terme mais il y a une culture de l’immédiateté et de l’impatience chez les jeunes militants. Certaines actions d’XR et consorts donnent une illusion d’efficacité, c’est jouissif mais rarement pertinent. […] Il faut se demander si c’est soutenu par les masses ou simplement par une “avant-garde éclairée » et être sérieux en prévoyant une solide défense collective juridique. » Selon Malm, cette prudence ne se justifie plus face à l’urgence climatique et la paralysie des États, englués dans la logique capitaliste. Un constat partagé par les Soulèvements : « Une nouvelle génération de militant·es, faute d’avoir été prise en compte par leurs gouvernements se penche avec attention sur les propositions d’Andreas Malm »5. En France, c’est au milieu des années 2010, avec la lutte contre l’aéroport de Notre-dame-des-landes, que les lignes commencent à bouger. Elle a mobilisé des groupes modérés et plus radicaux dans une diversité des tactiques incluant affrontements et sabotages.
C’est de l’autodéfense
De cette expérience, les membres à l’origine des Soulèvements ont tiré un modèle. Si ce mouvement est critiquable à maints égards, notamment sur sa tendance à la récupération des luttes locales6, force est de constater l’importance qu’il a pris dans le paysage écolo. À leur appel, des milliers d’activistes des quatre coins du pays se réunissent dans des manifs-actions extrêmement médiatisées. Sur le plan théorique, ils ont participé à la réintroduction d’une analyse anticapitaliste au sein de la lutte écologiste. Ils ont également popularisé le concept de « désarmement », une sémantique du sabotage qui « offre l’avantage d’expliciter en un même mot la portée éthique du geste et la nature des cibles. Il forme une sorte de morale provisoire pour l’action : ce qui nous tue, nous avons le droit de la défaire. C’est de l’autodéfense primordiale. »7 Les Soulèvements ne sont toutefois les auteurs que de peu des sabotages qui se multiplient en France ces derniers mois. La destruction d’antennes 5G8 ou la paralysie de lignes de TGV relèvent d’un rapport à l’action différent, très risqués au niveau judiciaire. Leurs communiqués revendiquent d’agir autant par souci écologiste que pour déstabiliser le système capitaliste ou encore dénoncer le génocide en Palestine.
Vers un green block
Si le renouveau de popularité du sabotage au sein du mouvement écolo peut surprendre, l’acceptation par une base de plus en plus large d’un black bloc offensif étonne davantage. C’est d’ailleurs une ligne rouge pour Bernard : « Le vrai interdit, pour nous c’est plus l’agression physique sur les personnes comme le pratique parfois le black bloc. » Derrière l’image fantasmée par les médias, ce terme désigne les manifestant·es masqué·es et vêtu·es de noir qui pratiquent le sabotage de rue, notamment sur les distributeurs et vitrines de banques, et affrontent parfois les forces de l’ordre. Beaucoup estiment aujourd’hui qu’il s’agit d’une autodéfense des mouvements sociaux face à la brutalité de la répression : « Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la [violence révolutionnaire], en feignant d’oublier [la violence institutionnelle], qui la fait naître et la [répression], qui la tue », expliquait Hélder Câmara, un prêtre brésilien engagé contre la pauvreté. Le mouvement des gilets jaunes compte ainsi 353 blessures à la tête, trente éborgné·es, six mains arrachées et une morte, Zineb Redouane; Sainte-Soline, c’est 200 blessé·es dont 40 graves et deux comas en quelques heures. Et puis il y a Adama, Nahel, Mohamed, Cédric, Steve et toutes les autres victimes de la répression des mouvements sociaux ou des quartiers populaires.
Dans un contexte d’inégalités croissantes et de montée du fascisme, Bernard avoue avoir lui-même des doutes : « L’autre jour, je me suis moi-même surpris à trouver de l’indulgence pour Luigi Mangione, l’homme qui a assassiné ce grand patron d’assurance [aux USA, le 04 décembre 2024]. Il bénéficie d’un fort soutien populaire qui montre que dans des situations extrêmes d’injustice, comme le système de santé américain, même le meurtre peut apparaître comme légitime. » Les Soulèvements soutiennent de leur côté une « contre-violence créatrice, efficace et non oppressive9 ». La mise à sac ce 30 mars à Grenoble du site d’une usine d’armement Teledyne par le « Comité Essentiellement Antipuces », en parallèle de la manifestation co-organisée par les Soulèvements, en est un bon exemple. L’incendie du Macdo en construction à Montrabé en Haute-Garonne, revendiqué par « Les frites insoumises » le 7 avril, relève plutôt du sabotage à l’ancienne, en mode commando (cf page 3). Qu’ils soient spectaculaires et médiatiques, sans fanfare ni témoins ou encore juridiques et « non-violents », tous les désarmements sont bienvenus pour construire un rapport de force contre l’ordre capitaliste et industriel. Et que ça saute !
Encadré
A69, une bataille en cours
Fin février, le tribunal administratif de Toulouse a annulé l’autorisation environnementale du chantier. Une décision aussi inattendue qu’historique et un répit bienvenu pour les activistes qui restent méfiants : avant l’épuisement des appels, les retournements juridiques peuvent encore arriver. Le 21 mai sera examiné le sursis à exécution requis par l’État. Si la justice accorde cette dérogation, les travaux pourraient recommencer avant l’arrivée d’une décision définitive potentiellement dans plus d’un an !
(1) La « carte des luttes », sur le site Reporterre, en répertorie presque 700.
(2) Quand la lutte l’emporte : une décennie de victoires locales, Terres de luttes, 2024.
(3) Comment saboter un pipeline, Andreas Malm, la Fabrique, 2020.
(4) Il a participé et soutenu les guerres racistes des Britanniques en Afrique-du-sud.
(5) « Désarmement » de Lotta Nouqui dans 40 voix pour les soulèvements, le Seuil, 2023
(6) « Faut-il faire feu de tout bois ? », Marseille info autonome, 2025
(7) Premières secousses, la Fabrique, 2024.
(8) « La carte des sabotages des antennes 5G», Reporterre, 2022
(9) « Violence et contre-violence », Isabelle Cambourakis, 40 voix pour les soulèvements, 2023.