Numéro 17 régional

Le cauchemar de l’OQTF

Le niveau de civilisation de notre société peut s’évaluer à l’aune du sort qu’elle réserve aux exilé·es. Aujourd’hui en France, il est difficile d’imaginer la violence dont est porteur cet acronyme de l’Obligation de quitter le territoire français (OQTF), créé par Nicolas Sarkozy dans sa loi anti-immigration de 2006, et la souffrance psychique qu’il génère pour des personnes déjà grandement fragilisées par leurs parcours.

Le nombre d’OQTF explose d’année en année, passant de 39 000 en 2010 à 137 000 en 2023. Dans la lignée de la frénésie législative sur l’immigration, la loi promulguée le 26 janvier 2024, l’une des plus répressives de ces quarante dernières années, va encore accentuer ce phénomène. Elle constitue un cap supplémentaire, avec des atteintes sans précédent aux droits des personnes migrantes, et elle accroît notamment la possibilité de délivrer des OQTF. Pourtant, l’immigration est rarement un choix. Ces personnes ont fui la guerre, les persécutions, la misère, l’impossibilité de vivre dignement dans leur pays.

L’espoir d’une régularisation va les aider à tenir, à trouver les ressources en elles pour apprendre la langue et se plier à toutes les exigences et formalités. Durant ce temps d’attente, elles apprennent le français, elles ouvrent un compte en banque et font leur déclaration d’impôt. Elles trouvent des petits contrats en CESU (services à la personne) ou des emplois salariés dans d’autres secteurs si une autorisation de travail leur est accordée. Elles s’investissent dans les associations caritatives, sportives et de loisirs, leurs enfants sont scolarisés (certains sont nés ici, les plus jeunes n’ont plus de souvenirs de leur pays d’origine). Elles se font des ami·es, parlent rapidement et couramment le français. Mais obtenir une autorisation de séjour ou un statut de réfugié·e dépend de procédures toujours plus restrictives et contraignantes, quand elles ne sont pas tout bonnement illégales. Face à la réalité de cet « accueil », le désenchantement est immense. L’espoir s’émousse. Après des années de démarches éprouvantes et déshumanisantes, le risque d’effondrement psychique est grand lorsqu’elles reçoivent l’ordre de quitter le territoire.

Un refus de titre de séjour s’accompagne toujours d’une OQTF, avec ou sans délai d’expulsion, souvent assortie d’une assignation à résidence et de l’obligation de se présenter deux fois par semaine à la gendarmerie. Deux choix s’offrent alors à elleux : accepter l’aide au retour volontaire dans leur pays d’origine, retour impossible dans la majorité des situations, ou se faire « invisible » et rejoindre la cohorte des travailleur-euses sans-papiers pour survivre en risquant l’arrestation, le centre de rétention puis l’expulsion. Comment comprendre la logique de telles décisions ? Car il n’est pas question ici de personnes ayant contrevenu à l’ordre public – seulement 7 % des OQTF prononcées sont motivées par une menace à l’ordre public – mais d’hommes, de femmes, d’enfants vulnérables au regard des traumatismes subis, de leur parcours migratoire, de l’exil.

La souffrance psychique oubliée

Bien qu’il s’agisse toujours de trajectoires singulières, les signes cliniques repérés chez un grand nombre de demandeur·euses d’asile et d’exilé·es associent dépression, syndrome de stress psychotraumatique, honte et culpabilité. À la souffrance liée à ces éléments psychopathologiques s’ajoute celle résultant de la précarité de leur existence en situation d’exil, à l’attente anxieuse des convocations et des réponses à leur demande de régularisation.

Les enfants des exilé·es qui ont vécu des événements traumatiques dans leur pays d’origine ou durant le parcours migratoire, vont eux aussi être fragilisés par les conditions d’accueil difficiles, par les incertitudes liées à la régularisation ou pas de leurs parents.

K. est arrivé en France avec ses parents, fuyant leur région dévastée par la guerre. Depuis la maternelle, c’est un enfant mutique à l’école : dans le cadre scolaire, personne n’a jusque-là entendu sa voix. Il est pourtant excellent élève, il a fait toutes les acquisitions correspondant à sa tranche d’âge, il joue avec ses copains… À l’extérieur seulement, et dès le portail de l’école franchi, il recommence à parler. Il s’exprime bien et couramment en trois langues dont le français. Comment comprendre son refus de parler à l’école ? L’interprétation la plus pertinente est un mutisme causé par les rejets et refus successifs dont sont l’objet ses parents et l’anxiété que cela génère. Comment pourrait-il s’exprimer dans ce lieu, cette institution de la république hautement symbolique arborant le « liberté, égalité, fraternité » sur son fronton, alors que cette même république lui signifie, rejet après rejet, qu’elle ne veut pas d’eux ?

La répétition est un mécanisme central du syndrome de stress post traumatique. Elle se manifeste par la reviviscence, caractérisée par des flash-back, des pensées intrusives et obsédantes relatives à l’événement et par des cauchemars récurrents. Le corps, qui porte à la fois les marques des coups et des blessures subis, mais aussi les stigmates de l’attaque permanente de la psyché, peut en être le lieu d’émergence sous la forme de douleurs chroniques invalidantes. Mais le désir d’oublier, d’enfouir tout cela au plus profond de soi-même est si intense que le sujet ne peut les mettre en lien avec les traumatismes subis. De fait, le risque suicidaire comme tentative ultime d’oubli et d’effacement est majeur dans la clinique des réfugié·es.

Cette répétition semble être nourrie par l’injonction au témoignage qui leur est imposée. Dans leurs démarches, ils et elles auront à répéter un grand nombre de fois leur histoire, les confrontant encore et encore aux traumatismes. Il leur est par ailleurs demandé, lors de leur passage à l’OFPRA (Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides) puis quand leur demande a été refusée devant la CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile) d’être les avocats de leur propre défense. Ils et elles doivent décrire les faits dans leurs moindres détails, en apportant preuves et témoignages, au mépris d’un phénomène largement décrit lorsqu’une personne est confrontée à un événement traumatique brutal ou lors de mauvais traitements et humiliations répétées : la dissociation. Ce mécanisme psychique peut prendre différentes formes : perte de conscience de l’environnement réel, amnésie dissociative, déréalisation, dépersonnalisation.

Il est alors extrêmement difficile pour eux de rendre compte de façon rigoureuse et objective des événements vécus. Fin 2016, le Centre Primo Levi a publié un rapport sur les failles de notre procédure d’asile, « Persécutés au pays, Déboutés en France », pour alerter sur le fait qu’un bon nombre d’exilé·es n’étaient pas reconnus réfugié·es malgré les persécutions dans leur pays d’origine, et ce parce qu’ils n’avaient pas été convaincant·es !

Les éléments psychopathologiques recueillis lors des premiers entretiens avec D., réfugiée politique, sont en faveur d’une dépression sévère et d’un syndrome de stress post-traumatique. La reviviscence est entretenue par des douleurs chroniques d’origine traumatique, migraines et douleurs pelviennes. Malgré une amélioration certaine de l’état psychique au fil de la prise en charge, la nécessité de raconter à nouveau son histoire lors des procédures provoque de violentes crises de panique. Les refus successifs à sa demande du statut de réfugiée ravivent un sentiment d’insécurité et aggravent la symptomatologie douloureuse qui tend à se chroniciser. L’importance des reviviscence requiert une prise en charge au sein d’un Centre Régional du Psychotraumatisme afin qu’elle puisse bénéficier de traitements spécifiques. Une demande de titre de séjour pour soin est déposée.

La réponse ne se fait pas attendre. Sa demande est rejetée assortie d’une OQTF au motif que « le défaut de prise en charge ne devrait pas entraîner des conséquences d’une exceptionnelle gravité ». Mais les effets de cette décision sont destructeurs pour D., son conjoint, ses enfants.

Incapables de supporter d’avoir à vivre caché·es durant trois ans, sans possibilité de subvenir aux besoins de leurs enfants, D. et son conjoint décident d’accepter l’aide au retour. Cette décision est un désastre pour l’école qui scolarisait les trois enfants et avait ainsi évité sa fermeture, pour l’employeur du conjoint qui attendait ses compétences de soudeur pour son entreprise d’aéronautique, et une tristesse immense pour les habitant·es du village qui avaient noué des liens d’amitié avec eux.

Combattre l’arbitraire

Les OQTF délivrées chaque mois sont synonymes de basculement dans la clandestinité pour des milliers de personnes sur le sol français. Ainsi, après une demande d’asile rejetée et une OQTF « simple » sans assignation à résidence, A. n’a pas eu d’autre choix. Sans possibilité de retour au pays, il a choisi de se rendre invisible pendant trois ans. Passé ce délai, il lui sera possible de déposer une demande de régularisation en préfecture. Il lui faudra justifier d’avoir exercé une activité professionnelle salariée figurant dans la liste des métiers en tension durant au moins 12 mois au cours des 24 derniers mois, et prouver une période de résidence ininterrompue d’au moins trois années en France. Il a rencontré L., un paysan qui ne trouve pas d’ouvrier agricole ayant des compétences en mécanique, malgré son annonce à Pôle Emploi. Dans son pays, A. était lui-même exploitant agricole doté d’un diplôme de mécanicien agricole. L. dépose donc un dossier de demande d’autorisation de travail auprès de la préfecture assorti d’un contrat en CDI de 35 heures. Après cinq mois d’attente, la réponse tombe : refus. Les métiers du secteur agricole font pourtant partie des métiers en tension et nous parlons ici d’une zone concernée par de graves difficultés de recrutement…

Sans autorisations de travail, qui sont du ressort du préfet, les procédures de régularisation prévues par la loi deviennent inapplicables. Les sans-papiers sont ainsi soumis à l’arbitraire des préfectures. Pour survivre et subvenir aux besoins de sa famille (dont deux enfants scolarisés), A. n’aura d’autres choix que de devenir travailleur clandestin. Il rejoindra les 300 000 à 500 000 travailleurs « sans papiers » qui font fonctionner des pans entiers de notre économie, échappant à tous les codes du droit du travail, dans les secteurs en tension du bâtiment et des travaux publics, de la restauration, de la livraison, du nettoyage, du travail à domicile… La situation faite aux médecins étrangers exerçant en France est en cela édifiante. Alors que nous sommes face à des déserts médicaux, à une démographie médicale insuffisante, ils et elles sont poussé·es à quitter la France, confronté·es à leur situation précaire, quand ils ne reçoivent pas elleux aussi une OQTF à l’expiration de leur titre de séjour. En Aveyron, cette mesure absurde et inhumaine à l’encontre d’un médecin psychiatre étranger a entraîné de grosses difficultés pour le suivi des patient·es.

Ne pas voir, ne pas entendre, ne pas savoir. C’est ainsi que l’on fabrique des fantômes. Chaque jour, des exilé-es sous OQTF disparaissent des radars, effacés par l’administration, dilués dans l’indifférence. Leur subjectivité disparaît derrière une logique de comptage, des acronymes, des dénominations généralisantes et discriminantes véhiculées par les médias. Ainsi, les « migrants », les « sans-papiers », les personnes « en situation irrégulière  » ne sont jamais ni des femmes ni des enfants, dans les représentations collectives. Le sort réservé aux exilé·es et aux réfugiés·es est symptomatique d’un système socio-économique dominant qui soustrait au regard social un certain nombre de groupes, en les privant de leurs droits fondamentaux les plus élémentaires. Mais derrière ces entités abstraites, il y a des visages, des histoires, des espoirs brisés. Les rendre visibles, c’est refuser cet effacement. C’est raconter leurs parcours et leurs luttes face à la machine implacable. C’est rappeler que derrière chaque expulsion, il y a une injustice, une violence, une absurdité bureaucratique qui broie des vies.

Qu’on les héberge, qu’on les nourrisse, qu’on les aide dans les démarches administratives ou juridiques complexes – ce que font la majorité des associations qui aident les exilé·es, c’est déjà énorme. Mais leur rendre leur dignité, leur voix, les accompagner sur le terrain de leurs luttes c’est être avec eux, dans leur humanité. La charité n’est là que pour pallier les injustices, mais ce n’est pas un exutoire qu’il nous faut, c’est de l’action, c’est des résultats. S’indigner c’est le premier pas, le suivant, c’est la résistance ! Témoigner et lutter pour celles et ceux qui n’ont d’autre choix que de vivre caché·es est un devoir. Nous sommes nombreux et nombreuses, professionnel·les, bénévoles, à être révolté·es par ces situations, à éprouver tristesse et honte devant leur désarroi et leur incompréhension. Nous appelons à leur régularisation immédiate comme nous incitons toutes les structures à passer de l’accompagnement à la dénonciation de cette politique raciste et xénophobe.

Texte : Annie Haon, Psychologue clinicienne / Peinture : Ebrima Damso

Avec le soutien à titre collectif de Josef Ulla, Dani Joulié et Marie-Lou Waligorski (pour l’Association Tuzolana Accueil) à l’origine de cette publication. Mais aussi de  l’association Le Point De Capiton (pour une psychanalyse dans la cité) et de sa présidente Mme Simone Molina (Velleron, Vaucluse), le collectif Printemps de la Psychiatrie, l’Union Syndicale de la Psychiatrie et de son président Charles-Olivier Pons, Pédopsychiatre, le Collectif La Criée et de son président le docteur Patrick Chemla, le collectif de réflexion sur l’institutionnel et l’Ethique (Reims), De Cécile Neffati et Maud Pontis pour la Convergence des psychologues en lutte……

NB : La liste des signataires à titre individuel est publiée sur le site internet du journal.