Numéro 13 régional

Le nouveau chaperon rouge ou la culture du viol servie aux enfants

Une réactualisation théâtrale du conte pour enfants est resté en travers de la gorge de plusieurs femmes de l’association l’Ouvrageuse. Leur témoignage, publié récemment sur le site Lundi Matin, n’a pas entraîné la déprogrammation de la pièce, qui va de nouveau être jouée en Dordogne les mois prochains. Nous leur avons donc proposé de remettre le couvert.

Mardi 21 novembre 2023, « Un Chaperon Rouge », écrit et mis en scène par Florence Lavaud, est joué au théâtre de St Brieuc, La Passerelle. Le spectacle, créé il y a 24 ans, est accueilli sur la scène nationale briochine à l’initiative du festival Jeune Public « De Beaux Lendemains ». Les critiques sont dithyrambiques. France Culture s’extasie sur « un petit chaperon rouge qui dit sans mot, avec des images d’une beauté pénétrante, la force brute et la grande ambiguïté de cette histoire que chacun trimballe en soi » et évoque « un théâtre visuel » qui « éveille autrement le sens inépuisable du mythe ». Sud Ouest enfonce le clou : « N’ayons pas peur des mots : ce spectacle est un vrai chef-d’œuvre, esthétique, théâtral, musical. D’un éclat à glacer le sang, le « Petit chaperon rouge » de Florence Lavaud n’a pas reçu un Molière (2006) pour rien. » Pourtant, la programmation de cette pièce encore aujourd’hui est complètement incompréhensible pour nous. 

« La culture du viol fait référence aux attitudes et aux comportements qui banalisent, normalisent ou tolèrent l’agression sexuelle et toute forme de violence sexuelle. »

Source : www.infoaideviolencesexuelle.ca

Le viol esthétisé

Nous sommes quatre femmes, professionnelles de l’artistique et/ou de l’éducation populaire, à partager cette expérience de spectacle. Nous entrons confiantes dans le théâtre, d’autant que la programmation est organisée pendant la semaine de lutte contre les violences faites aux femmes. Ce soir-là, la salle est bien remplie, il y a beaucoup d’enfants.

Les premières scènes nous présentent un chaperon bien rouge qui incarne sans crainte de la caricature l’enfance féminine, la candeur sautillante, la naïveté tout en onomatopée et en petits cris d’excitation. Le loup, quand il est seul, nous dévoile sa nature rageuse, bestiale ; alors qu’au contact de la petite fille, pendant toute la première partie du spectacle, il devient miel, plein de tact et de stratégie. Il parsème la forêt de roses coupées pour attirer l’enfant, il essaie de lui faire quitter le chemin symbolisé par un ruban rouge qui serpente et qui danse sur scène. C’est beau !

Dans la forme, tout est impeccable, raffiné, évocateur, envoûtant, puissant… Les espaces scéniques sont clairement découpés par une lumière tranchante. Il y a l’ombre qui avale, la lumière qui met au jour et le rouge bien-sûr qui colle à la peau de notre petite héroïne. Pourtant, le malaise s’installe rapidement sans que nous réussissions à comprendre immédiatement pourquoi. Serait-ce la maîtrise technique qui couvre et dissimule cette chose qui nous dérange ?

Dans la suite du spectacle, les deux protagonistes finissent par se rencontrer, toujours dans la forêt, à travers un long jeu de cache-cache et de séduction. La tension monte et le loup se dévoile dans un moment où il lâche un rugissement et va pour croquer le bras du Chaperon… qui s’enfuit effrayée. Dans la scène suivante, ils jouent pourtant à nouveau ensemble… comme si de rien n’était. Puis le loup abandonne le chaperon et court dévorer la grand-mère. Celle-ci est représentée par une marionnette inerte dans un fauteuil roulant, un ersatz de grand-mère qui n’a pas eu droit à l’incarnation.

À ce stade du spectacle, nous cherchons désespérément l’émancipation féminine. Après s’être cruellement amusé avec elle, le loup mange l’aïeule et récupère son scalp qu’il enfile pour se glisser au lit en attendant le chaperon rouge. La victime désignée arrive, se met au lit et, se rendant compte de l’imposture, essaie d’échapper à son agresseur en se cachant, se tordant, se roulant dans d’immenses draps rouges qui s’étalent et se gonflent majestueusement d’air sur scène. La scène est longue et esthétique, faite de noirs qui entrecoupent des postures fixes, sortes de flashs, pendant lesquels on observe le rapprochement progressif du loup vers sa victime. Il finit par la sortir de scène en la traînant, abandonnée, abasourdie dans le drap rouge.

La culture complice

Qui peut vraiment avoir perçu de cela autre chose que l’esthétisation d’un viol ? Les enfants peut-être. Mais ils n’ont pas pu échapper à l’ambiance angoissante ni à l’univers du drap de lit et de l’intimité forcée. Puis, vient la dernière scène : les lumières du plateau se rallument pour éclairer une jeune femme toute de rouge vêtue, chaperon rouge devenue grande. La comédienne porte une robe de soirée et enfile des chaussures à talons haut. Elle s’adresse à un homme hors-plateau, reprenant les paroles de la comptine. Commence un dialogue de vieux couple : « As-tu mis tes chaussettes ? Ta chemise ? Y es-tu ? ». Et là, effarante surprise, revoilà notre homme-loup débarrassé de ses griffes… dans les bras duquel elle se jette ! Un petit tango sensuel démarre, nous laissant sur l’image du couple hétéro-classico-bon chic bon genre qui vient clore le spectacle de manière glaçante.

L’enchaînement des deux scènes laisse un goût de vomi dans la bouche et la colère au ventre. Nous restons hébétées, puis rageuses. Nous ne sommes pas les seules : nous croisons plusieurs femmes révoltées à la sortie du spectacle. Nous avons tenté un échange après le spectacle avec Florence Lavaud qui n’a pas voulu entendre la dangerosité de sa pièce. Nous avons écrit au théâtre de la Passerelle, à la compagnie, et à plusieurs autres programmateur·ices pour dénoncer cette pièce. Nous n’avons eu qu’une réponse du directeur de la Passerelle qui n’était « pas sûr que s’acharner sur Florence Lavaud soit totalement pertinent »… No comment sur les hommes qui donnent des leçons.

Appel au blocage

Cette pièce, subventionnée par les institutions de Dordogne (partenariat avec le Centre Culturel de Sarlat et de l’ADDC Dordogne, avec l’aide au projet du Conseil Général de la Dordogne, du Conseil Régional d’Aquitaine, de la DRAC Aquitaine et de l’ADAM), a été jouée plus de 450 fois, jusqu’au Brésil et en Ukraine, auprès de scolaires et du grand public. Et elle sera rejouée en 2024, au moins pour quatre représentations : deux fois au Festival Mimos à Périgueux du 5 au 7 juillet prochain à L’Odyssée, et deux fois au Centre Culturel Michel Manet à Bergerac, le 8 octobre.

Alors les copains et copines, on leur fait finir cette tournée en beauté, histoire d’être sûr-es que le projet ne renaisse pas une seconde fois de ses cendres ? Autrement dit, si par hasard vous êtes dans les parages ce jour-là, et si vous venait l’envie de faire quelques banderoles, d’alerter les enfants et leurs parents et de bloquer l’entrée, le monde s’en porterait beaucoup mieux ! Car cette culture du viol ne doit plus être la nôtre.

« Défendre la culture du consentement, c’est se positionner pour une société qui valorise et respecte l’autonomie de chacune et chacun, leur capacité de connaître leurs propres besoins, désirs et limites. Par exemple, c’est rappeler que la sexualité est basée sur le désir et le plaisir mutuel, et certainement pas sur une relation de pouvoir.»

Source : www.infoaideviolencesexuelle.ca

Texte : Marlène, Lucie, Marine / Illustration : Jeanne

NB : le texte dans sa version longue a été publié sur www.lundi.am, sous le titre «  Une dangereuse reactualisation du conte Le Petit Chaperon Rouge »