Numéro 3

Préfecture de Rodez

« On a assez donné !»

Avant d’ installer une montagne de détritus au milieu de Viviez, le patronat du déchet et les élus locaux à leurs côtés vont devoir se cogner à une population pas franchement enthousiaste…

« Ici tous les terrains sont arceniés, les jeunes sont partis, et les gens qui sont restés, on voudrait bien qu’ils s’en aillent ? Et bé nan, on a assez donné ! ». Ça fuse à la réunion publique de Decazeville, contre le projet de décharge. « Il y a quelques années, on a crée des zones industrielles et commerciales, on nous les a vendues comme ce qui allait sauver le bassin. Aujourd’hui elles sont vides… on a juste un mac do ! Est-ce qu’une décharge va attirer des commerces ? » Les habitant-es ne sont pas dupes. Ce n’est pas une grosse décharge régionale qui va changer quoi que ce soit à la situation du bassin. Alors pourquoi subiraient-ils à nouveau les rejets de la société industrielle en servant de « poubelle du Rouergue » ? Refusant d’être pris pour des « sous-citoyens », un autre s’exclame : « Il faut populariser notre lutte, il faut manifester à des milliers à Viviez !» Après avoir perturbé plusieurs conseils municipaux, les réunions publiques s’enchaînent, l’association « Adeba12 » s’est crée et les actions se préparent (1).

Séché dégage !

Il y a encore un an, le projet public d’alliance avec Trifyl dans le Tarn semblait acquis : un partenariat déjà en place, un site dimensionné et opérationnel. Quelles raisons ont poussé les élus locaux à rejeter Trifyl pour préférer Séché? « Demandez au sydom », répondent les co-présidents d’Adeba12. Le projet de Séché va coûter 700 000 euros de plus par an, la part d’enfouissement est de 50% contre 25% pour Trifyl, le site du Tarn n’a aucune habitation aux alentours contre une installation dans une zone à forte densité du côté de Viviez. Séché est un groupe privé, Trifyl relève du public. Alain, adhérent de l’association, soutient que « si l’on délègue au privé, Séché aura le monopole, le Sydom ne contrôlera plus rien : qui décidera du prix à la tonne ? » Sans décharge concurrente, le rapport de force sera bien entendu en faveur de l’industriel. Un récent rapport de la cour des comptes fustige le recours aux entreprises privées, en partie responsables de la flambée des prix en matière de traitement des déchets. Il dénonce des opérateurs « défaillants » à la gestion opaque et un secteur privé géré en famille par le quatuor Veolia, Suez, Séché, Tiru*. (2)

Une « solution départementale » : c’est argument brandi par quelques élus pro-Séché. Ça ne tient toutefois pas la route puisque le projet de Trifyl proposait d’installer une usine de tri côté Aveyron. Adeba12 enfonce le clou : « Une solution de partenariat c’est ce que préconise la loi Notre de 2015 qui donne compétence à la région pour les déchets ». Illogique, comme la localisation de la décharge au nord du département soit une position très décentrée. « Incompréhensible » insiste Alain. Et son collègue de questionner : « Des raisons politiques ? Des inconnues très puissantes qui ont pesé dans la balance ? » Il n’y a qu’un pas à franchir pour imaginer des retours d’ascenseurs, des pressions, des arrangements. Rien d’anormal dans le joyeux monde de la poubelle, connu pour ses relents affairistes.

Une bio-décharge ?

Séché et Sévigné ont choisi de créer une société écran répondant au doux nom de Solena pour « solution environnementale pour l’Aveyron ». Légèrement gonflé pour un projet de décharge. Ils promettent un site propre, écolo et « tourné vers l’avenir ». Alain rappelle que « dans les années 70, les boues [de Umicor] stockées à l’igue du mas, on nous avait juré que ça ne polluerait pas ! On connaît la suite ». Comme dans toutes les décharges, aussi modernes soient-elles, et d’autant plus avec une unité de méthanisation, la pollution sera au rendez-vous, et les risques d’incendie et d’explosion seront omniprésents.(cf ci-contre).

L’enfouissement promis avec la méthode « bio-réacteur » (sic) « n’est rien d’autre qu’une décharge à ciel ouvert », d’après Alain. Il s’agit de gigantesques trous d’un hectare, bâchés, qu’on remplit mois après mois sur une hauteur de 20 à 30 mètres. Ce n’est qu’ensuite que les jus sont récupérés dessous, tout comme les gaz par dessus, avec des cheminées.

Par-dessus le marché, Adeba12 pointe les allers et venues de poids lourds remplis de poubelles, ainsi que la baisse logique mais pas moins drastique du prix des maisons, dont le niveau est déjà très faible.

Des élus dociles

Depuis plus d’un an et demi, Séché travaille la démocratie au corps, en rencontrant les élus un par un pour les convaincre. En novembre 2015, Séché et Sévigné exposent leur plan devant le Sydom, et en février le Conseil Général prend position contre le projet public de Trifyl. Les huiles du département, tel Christian Tieulié, vantent sans faillir un « projet pour l’Aveyron », « l’expertise très forte » de Séché (sic) ou la création de vingt piteux emplois. Les élus du Sydom suivront la même voie en juin, avec les deux tiers des suffrages refusant une solution publique avec le Tarn.

« Nos élus, s’ils étaient si fiers de leur projet, ils l’auraient présenté à la population ! » raille un decazevillois, lors de la réunion de Decazeville. Un autre embraye : « J’ai croisé un élu municipal : il n’est pas venu [à la 1ère réunion publique] car il avait peur de se faire écharper. Pourquoi ils ne s’opposent pas comme dans le Lévézou ? » En effet, Arnaud Viala, député filloniste, « s’oppose catégoriquement à Solena chez lui, et vote pour à Viviez… ». Une grosse voix enchaîne aussi sec : « Les élus faut aller les chauffer , pacifiquement hein, on va pas les plastiquer [rires]. Il y a des années il y avait un projet de décharge à Céron [sur Viviez], on s’est battu, ils ont abandonné ».

En 2009, l’Igue du mas est déjà convoitée pour devenir une décharge, et c’est le maire, Denoit – toujours en poste – qui s’oppose énergiquement. Mais Séché et ses sbires sont passés par là, et Denoit s’abstient aujourd’hui en réunion du Sydom, ouvrant la voie à la décharge privée.

Déjouer la diversion

Laissons-nous aller deux secondes. Imaginons une opposition déterminée et massive qui parvienne à faire reculer le projet. Ici. Faut-il alors laisser Séché amadouer les élus du Sydom pour s’installer ailleurs ? Faut-il, comme le laisse entendre l’Adeba12, envoyer nos déchets dans le Tarn? Faut-il plutôt se battre pour que de telles méga-décharges n’aient leur place nulle part, en préférant de petites unités, gérées les collectivités locales, dans des coins sans habitation ? Et si on poussait un plus loin, jusqu’à la remise en cause de l’existence même de ces montagnes de déchets ?

En France, chaque minute qui passe entraîne la production de plus de 650 tonnes de détritus. 350 millions à l’année. Trois millions rien que pour la région Midi-Pyrénées. Toutes les lois et les campagnes de « réduction des déchets » n’y font rien. La dernière, en date de 2015, émet des objectifs qui ne seront pas atteints. Et quand bien même : réduire les déchets de 10% et passer leur taux de recyclage à 55% ou 65% en 2020 nous laisse toujours avec un sacré tas de merde. Ces lois ne sont là que pour divertir, à un rythme qui convient aux industriels. Divertir, à l’instar du Sydom aveyronnais et ses appels incessant au tri citoyen, dans une belle brochure couleur imprimée à 130 000 exemplaires. Il est pourtant évident qu’on ne trouvera pas les premiers responsables en faisant l’autopsie des poubelles des quartiers de Decazeville, Millau et Villefranche, mais en regardant du côté de ceux qui produisent des milliards de conserves et de canettes en alu par an (3). C’est tout un système économique et industriel qui fonctionne avec une production incessante de déchets. Et qui a depuis longtemps appris à en faire une source de profit comme une autre.

Les industriels, à la décharge !

« Les déchets sont là, il faut bien s’en occuper ». Voilà une rengaine souvent utilisée pour les déchets nucléaires, dont il faudrait forcément gérer le stockage, qu’on soit favorable ou non à ce type d’énergie. Pourtant, si une majorité de la population s’opposait au nucléaire, les nucléocrates seraient bien emmerdés : comment continuer à miser sur l’atome, si à Bure et ailleurs, la population refuse de se faire irradier par ses déchets ? De même, si l’on refuse partout l’installation de méga-décharges – où les profits font de l’alpinisme sur les déchets du BTP, de la grande distribution ou de l’agro-alimentaire – ces massifs de détritus ne deviendraient-ils pas le problème des industriels ?

S’atteler à la question des déchets ne peut se faire en restant au bout de la chaîne. L’aberration que représente cette masse gigantesque produite chaque jour est symptomatique d’un capitalisme débridé, qui nous impose la précarité et la pauvreté, des rythmes de travail toujours plus intenses et des tas de boulots inutiles et ingrats. Faudrait-il en surplus se payer ses déchets aux abords de nos villes et villages ? Laissant au passage des industriels se gaver sur le dos de travailleurs en contrat d’insertion, chargés de trier les poubelles à la chaîne ?

Chaque jour qui passe rend plus évidente la nécessité d’une société un peu moins malade, où les hectares agricoles seraient plus précieux qu’un énième projet de zone commerciale et où l’on ne perdrait pas d’énergie dans des productions aussi nuisibles que les déchets qu’elles génèrent. Une société où on s’inspirerait davantage de l’utopie d’André Gorz, en rupture avec le capitalisme (4). Imaginant un quotidien où chacun donne vingt heures de son temps à la communauté, où l’on favorise les équipements collectifs et une industrie limitée*, plutôt que le monde de Séché où tout s’achète et tout se vend : les promesses, les kalachnikovs ou les droits à polluer.

1. Des réunions publiques ont eu lieu à Combes (200 personnes), ou à Decazeville et Livinhac, ainsi qu’un rassemblement à Viviez. L’Association pour la défense de l’environnement sur le bassin et ses alentours (Adeba12) s’est montée, avec plusieurs co-présidents et plus de 50 adhérents et adhérentes. Ils promettent manifestations et actions allant crescendo, jusqu’au blocage de la départementale s’il faut.

2. Rapport de la cour des comptes de 2011, qui ajoutait aussi « une maîtrise difficile par les collectivités de leurs relations avec les prestataires privés  », la « faiblesse de la prospective », ou encore dans le cadre de l’évolution des contrats qui sont signés entre prestataires et collectivités, des « avenants sont généralement favorables aux entreprises  ».

3. La part des ordures produite par les ménages est de 10% du total, sachant qu’on peut considérer que nos poubelles sont indirectement remplies par les secteurs de la grande distribution, de l’agro-alimentaire, de l’électroménager, etc.

4. « Il faut d’emblée poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? » in « Leur écologie et la nôtre », André Gorz, Eco rev, février 2000

En effet, des accompagnant-es ont également pu constater qu’ils n’étaient pas vraiment les bienvenus :

«  Ils ont demandé à la personne de les suivre dans un bureau à l’arrière pour s’entretenir avec un supérieur. Alors que je m’avançais avec elle, ils lui ont demandé si elle parlait français. Et comme elle a répondu oui, ils m’ont dit que moi je restais là et m’ont laissé attendre dans le hall. Ils ont mis en avant la confidentialité ».

« À un moment de l’entretien, l’agent m’a demandé ma pièce d’identité, comme je ne voulais pas risquer de mettre à mal la démarche de la personne que j’accompagnais, j’ai donné ma carte. L’agent est parti faire une photocopie qu’il a mise dans le dossier de la personne. Alors que je n’ai rien à voir avec sa situation ».

Un étranger a priori illégitime. Des demandes de titres toujours suspectes

Les conditions d’accès au droit d’entrée et de séjour pour les étrangèr-es se sont considérablement durcies au fil des lois votées ces dernières décennies. Mais dans un certain nombre de situations familiales ou professionnelles, les textes prévoient encore l’octroi d’un titre de séjour de droit aux personnes qui remplissent les conditions prévues.

C’est le cas, par exemple, pour les conjoints de Français, les parents d’enfants français, les étrangers dont les maladies nécessitent des soins, dont la carence peut avoir des conséquences graves et auxquels ils ne peuvent avoir accès dans leur pays.

Bien qu’ayant fourni les justificatifs exigés, les personnes étrangères reçoivent des commentaires et sont interrogés par les agents, normalement astreints aux principes d’impartialité et de neutralité, qui mettent en doute la réalité de la situation et leur bonne foi:

C’est ainsi qu’un parent d’enfant français, ayant fourni tous les documents justifiant sa filiation s’est vu questionner : « Êtes vous sûr d’être le père de l’enfant ?». C’est sur le même ton qu’il a été demandé à une mère vivant avec son enfant : « Et le père, il est où ? ».

Aussi, une accompagnante nous raconte comment, en s’adressant à elle en présence de la personne non francophone venue déposer un dossier « étranger malade », un agent a fait ce commentaire : « Les gens à qui on refuse le statut de réfugié, c’est quand même bizarre qu’ils soient tous malades »

Alexis Spire parle d’obsession de la fraude chez certains agents :« Ils rendent illégitime toute démarche en la réduisant systématiquement à une démarche intéressée voire frauduleuse. La détermination avec laquelle ils entendent lutter contre les « mariages de complaisance » et les « faux réfugiés » ainsi que la référence systématique à la fraude aux prestations laissent penser qu’ils se perçoivent comme les gardiens d’une nation menacée ».

Un flou juridique qui permet de s’arranger avec la légalité

Les situations où l’arbitraire semble dicter les conduites sont nombreuses.

S’il existe des listes légales détaillant l’ensemble des pièces justificatives à fournir pour chaque type de situation, des personnes se voient demander, à Rodez, des documents n’ayant rien avoir avec le motif de leur demande. Des fiches de paye sont réclamées pour des demandes au titre de la situation familiale, et ce alors qu’un conjoint de Français n’a pas à justifier de son activité professionnelle, puisque son droit n’est lié qu’à son mariage. Des certificats médicaux, documents pourtant protégés par le secret médical, sont demandés aux « étrangers malades », alors qu’ils sont uniquement tenus de les fournir au médecin de l’ARS 4.

À la différence des autres étrangèr-es, pour les personnes reconnues réfugiées – c’est-à-dire dont le dossier de demande d’asile a été accepté par l’OFPRA4 – le passage par le guichet de la Préfecture ne constitue normalement qu’une formalité. Munis de la décision favorable de l’Office, les textes prévoient que l’on vous délivre automatiquement un récépissé de six mois avec autorisation de travail, renouvelable jusqu’à la délivrance de la carte de résident. À Rodez, des réfugié-es se sont vus fournir un simple récépissé de trois mois moins un jour. Pourquoi la mauvaise durée, et pourquoi « moins un jour » ?L’ouverture de droit aux prestations de la CAF ou l’affiliation à la sécurité sociale exigent de justifier d’un titre de séjour de plus de trois mois.

Pour les autres situations, hors statut de réfugié-é, le droit ou non au travail, précisé sur les autorisations de séjour de courte durée, est laissé à l’appréciation de l’administration. Ainsi certain-es se retrouvent avec des documents provisoires n’ouvrant ni l’accès aux prestations sociales ni le droit de travailler. Vous pouvez rester là trois mois. Bienvenue. Et bonne chance.

Plusieurs personnes sont reparties de la Préfecture sans aucun document attestant de leur dépôt de dossier, sans un reçu, alors même qu’elles s’étaient acquittées d’un timbre fiscal dont le montant, selon le titre demandé, peut s’élever à plus d’une centaine d’euros. D’autres, pour une simple erreur administrative – le mauvais formulaire déposé, une demande de visa mal formulée dans le pays d’origine – se voient durablement bloquées dans leurs démarches.

Il semble que toute situation qui n’est pas précisément codifiée, toute demande qui ne correspond pas en tout point au déroulé classique de la procédure, soit retenue en défaveur de la personne.

Pour entraver les demandes, la Préfecture peut s’appuyer sur des procédures à la fois complexes et floues, différentes pour chaque situation et méconnues dans le détail par les demandeurs. Pour Alexis Spire : «  Dans le domaine de l’immigration, l’imprécision des critères juridiques a toujours laissé une grande marge de manœuvre aux services chargés de les appliquer, mais l’arsenal législatif complexe déployé contre l’immigration irrégulière laisse de plus en plus les agents intermédiaires fixer leurs propres critères d’appréciation ».

Selon Maître Brel, les pratiques de la Préfecture de Rodez ne se limitent pas à une interprétation restrictive du droit des étrangers mais constituent sur plusieurs points des manquements au droit. Outre les refus de dépôt de demande, il nous raconte :

« J’ai eu à défendre des personnes qui s’étaient vu confisquer leur passeport au moment du dépôt de leur demande. Si les services préfectoraux avaient pris en compte cette demande, aucun récépissé ne leur avaient été fournis. Ils se trouvaient donc dans l’impossibilité de justifier leur droit de séjourner sur le territoire le temps de l’examen de leur demande. La Préfecture peut retenir le passeport d’une personne, mais seulement si la personne est en situation irrégulière. L’agent est dans ce cas dans l’obligation de fournir un document qui doit préciser la date de la retenue. La confiscation du passeport, y compris pour des personnes qui disposent d’un titre provisoire de séjour, est une pratique courante de la Préfecture de Rodez qui a d’ailleurs été condamnée récemment pour cela par le tribunal administratif5 ».

« J’ai l’occasion de défendre des personnes qui font appel à un avocat, mais qu’en est-il de toutes celles qui ne sont pas accompagnées et ne connaissent pas leur droit ? Pour que les pratiques illégales cessent, il est important que les personnes fassent des courriers écrits qui relatent ce qu’il leur a été dit et répondu, et qu’elles fassent des recours en justice. Ce qui se passe à l’oral ne permet pas de garder des traces ».

Des recours individuels plus nombreux, vu les grossières « erreurs » de droit de la Préfecture de Rodez, aboutiraient à coup sûr à des victoires judiciaires. Cela permettrait de débloquer des situations personnelles et de créer une jurisprudence susceptible de calmer les ardeurs du service des étrangèr-es. Pour le droit de tous ceux et celles qui n’ont pas les moyens de solliciter ces recours, comment ne pas penser qu’il soit aussi nécessaire que s’organisent d’autres types d’actions et de mobilisations collectives pour faire bouger les lignes ?

Un Service – de contrôle et de répression – Public

Même si les témoignages tendent à lier les difficultés rencontrées au comportement peu respectueux de certains agents, la situation à la Préfecture de Rodez ne peut s’expliquer par le seul zèle de tel ou tel guichetier. Ces agissements ne sont malheureusement ni exceptionnels ni spécifiques à l’Aveyron.

C’est ainsi qu’en 2015, la Préfecture de Rennes se défendait face à des associations qui avaient dénoncé publiquement les propos humiliants et l’obstruction à l’accès au droit que subissaient les personnes étrangères en Ille-et-Vilaine. Lors d’une rencontre avec des militants associatifs, des responsables de la Préfecture avaient minimisé les faits. Invoquant du bout des lèvres des convictions personnelles peu tolérantes, ou encore un manque de formation, pour expliquer le fait que les agents ne soient pas toujours très accueillants.

Comme si tout cela était anecdotique, comme si les agents de l’administration étaient des travailleurs indépendants, instigateurs de la politique répressive et du contexte de rejet des étrangers.

Le traitement réservé aux étrangers ne se résume pas à un dysfonctionnement des services de la Préfecture. Il correspond à une politique publique dont l’objet est de contrôler et de restreindre l’accès au séjour des migrants. Il est dans l’esprit des nombreuses lois visant à multiplier les contrôles et à « lutter contre la fraude ». Il répond à la mission de police de l’administration préfectorale, que les différentes strates administratives, du Préfet – qui en est garant – jusqu’aux agents d’accueil, s’approprient et perpétuent. Allant même jusqu’à faire preuve de créativité dans les méthodes d’humiliations et de coercitions.

Le site du Ministère de l’intérieur présente les compétences relatives au séjour des étrangers dans son paragraphe intitulé « Le service au public et la délivrance des titres ». Dans ce même paragraphe il définit la mission des préfectures comme « l’application des règles relatives à l’entrée et au séjour des étrangers ». Plus de notion d’accueil ni de service.

Cette présentation duale illustre un fondement théorique équivoque de la notion de service public et de ce qu’elle pourrait représenter : une administration au service du pouvoir, incarnation de la puissance publique, et qui exercerait en son nom la contrainte – ou l’ensemble des services que l’État serait tenu de rendre à la population, qui l’obligerait vis-à-vis d’elle, comme condition du fondement de sa légitimité à exercer le pouvoir6.

L’évolution de la législation sur le droit au séjour, qui s’incarne aux guichets de la Préfecture de Rodez et d’ailleurs, nous montre que lorsque la logique répressive d’une politique devient primordiale, elle peut parvenir à annihiler la dimension de service au public d’une administration, effaçant jusque chez les agents, la conviction de devoir assumer une relation de service.

A défaut de pouvoir d’un seul coup supprimer tous leurs droits – trente ans de travail et plus d’une dizaine de lois pour sabrer les droits d’entrée et de séjour des étrangèr-es– on véhicule à propos de celles et ceux qui gênent et ne correspondent pas aux attendus, qu’ils et elles fraudent, profitent. C’est facile de tenir à distance et regarder de loin ces personnes au sort peu enviable, dont on ne connaît ni la langue ni l’histoire.

Mais, s’ils subissent de plein fouet ce rejet, les étrangèr-es ne sont pas les seuls montrés du doigt. Pas les seuls à morfler, et toujours plus quand ça va mal. Ce qu’il se passe au guichet de Pôle Emploi ou à la CAF institutions qui ne cessent de développer elles aussi des missions de contrôle et de lutte contre la fraude fait écho à cette obstination répressive déployée à l’encontre de celles et ceux que l’on désigne coupables à la Préfecture et ailleurs. Toujours, aux uns, il est reproché de ne pas vouloir s’intégrer. Partez ! Aux autres de ne pas vouloir s’insérer. Rentrez vite dans le rang ou restez dehors ! Tous et toutes illégitimes dans leurs besoins, parfois de par leur seule présence, qu’il convient de contrôler, de surveiller et de punir.

1. Accueillir ou Reconduire. Enquète sur les guichets de l’immigration, Alexis Spire, Raisons d’Agir, 2008

2. Obligation légale spécifique aux demandeurs d’asile qui peuvent bénéficier d’un traducteur pour leur démarches de reconnaissance du statut de réfugié. Ce droit à une traduction n’existe en aucun cas pour tous les étrangers qui font des demandes de titre de séjour.

3. Agence Régionale de Santé. Depuis le 1er janvier 2017, c’est un médecin de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration qui examine les dossiers « étrangers malades ». La mission médicale de reconnaissance de la pathologie d’une personne étrangère passe de la tutelle du Ministère de la Santé à celle du Ministère de l’Intérieur. Vous apercevez l’anguille sous la roche ?

4. Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides. Établissement Public chargé de l’application des textes français, européens et internationaux relatifs à la reconnaissance de la qualité de réfugiés et d’apatrides. Pour les demandeurs d’asile ce n’est donc pas la Préfecture qui étudie la demande mais l’OFPRA.

5. Décision du 22 août 2016 T.A. de Toulouse. La Préfecture avait retenu le passeport d’une personne au moment du dépôt de sa demande de renouvellement de titre. Il ne lui avait alors pas été délivré de récépissé, contrairement à ce qu’exigeaient les textes. Cela plaçait donc la personne en situation irrégulière et sans passeport. Le juge a invoqué que c’est l’illégalité du refus de récépissé commise par la Préfecture qui a placé la personne dans l’irrégularité et juge que la rétention de passeport n’avait donc aucune base légale. La Préfecture a été condamnée à restituer le passeport à la personne.

6.Voir la théorie du service public de Léon Duguit, juriste du début du XXème siècle. Il considère que ce qui fonde le pouvoir de l’État n’est nullement à rechercher dans les droits que le souverain aurait à exercer, mais plutôt dans les obligations que ceux qui exercent le pouvoir ont à l’égard de ceux qu’ils administrent : ces obligations seules, qui sont celles du service à rendre au public, fondent le pouvoir qu’ils exercent, en même temps qu’elles limitent ce pouvoir, qui cesse là où s’arrêtent de telles obligations. Le processus de création des services publics serait à concevoir comme issu des gouvernés, donc des individus, et ne mobiliserait l’action des gouvernants que pour satisfaire les besoins et les demandes des individus.