Numéro 6

Journal d’une trimarde

Dans le « Triangle d’émeraude » californien, où plus de 50 000 cultivateurs de cannabis se livrent une concurrence acharnée, une main d’œuvre internationale débarque chaque année pour travailler dans les fermes et « trimer » l’herbe. Chispa en est revenue avec un carnet de bord…

TRIMARD subst. masc.

Étymol. et Hist. 1. a) 1566 trimar « la route, les chemins »; b) 1892 « travailleur nomade, vagabond courant les routes » c) 1903 « vie nomade, déplacement à pied, vagabondage sur les routes » 2. 1860 faire le trimar « se prostituer »

2 Septembre : Le soleil se lève tôt en Californie. Cela fait deux semaines que je travaille dans la ferme de S. Le rituel matinal commence à être bien huilé : le réveil, le porridge, monter à 8 dans le fourgon qui nous emmène par les pistes jusqu’au hangar planqué au milieu des bois. Allumer le groupe électrogène, un petit geste aux caméras de surveillance, et ouvrir les cadenas. Entrer, être prise à la gorge par l’odeur écœurante de l’herbe. Prendre un gros tas de marijuana dans une des caisses, la passer doucement sur une grille pour en enlever les grosses feuilles. Et puis s’asseoir. Ne se lever que pour remplir mon sac de weed. La paire de ciseaux dans ma main enlève soigneusement toutes les petites feuilles et petits bouts de tiges qui ne peuvent être fumés. Le consommateur de San Francisco doit être SA-TIS-FAIT. La « trim » est une tâche très monotone, un vrai travail d’usine. Je passe la journée plantée sur un tabouret, sous un néon, dans une pièce sans fenêtres. Je trouve cependant quelque chose d’hypnotique à travailler cette matière verte, la marijuana est une plante magnifique, avec une construction en spirale. Au bout d’un moment, je rentre dans une sorte de transe, plus d’ennui, plus de pensées parasites. Ce doit être ce que certains ici appellent « the green dimension ». Ou alors c’est que je suis défoncée.

Les dix premiers jours j’ai cru que je ne pourrais jamais tenir la saison entière. Moi qui ne fume jamais, je sentais le THC entrer par tous les pores de ma peau. Lorsque je sortais pour fumer une clope, tout se mettait à scintiller, à respirer… J’ai flippé au début, mais c’est fini. Je travaille même sans gants maintenant, c’est plus pratique pour décoller le « finger hashi » de mes doigts en fin de journée. Je fais des grosses boulettes de shit dont je ne sais pas quoi faire. Peut-être que je les donnerai à quelqu’un dans la rue quand on sortira d’ici.

La journée de trim continue invariablement : couper, nettoyer ses ciseaux, couper, ranger l’herbe dans un sac, peser, noter sur mon téléphone la quantité trimée dans la journée pour m’en rappeler, et voir si je ne baisse pas ma cadence. Nettoyer mon téléphone plein de shit. Attendre le patron. Recevoir ma paye journalière en cash. Rentrer à la maison pour manger et dormir. Être au bout du monde, avec les copains, rire, se faire à manger au réchaud au milieu des bois. Cela semble ennuyeux, mais c’est assez joyeux, et je crois que j’aime ce travail. L’argent qui s’entasse sous mon matelas débloque d’un coup des envies de voyages, des projets fous, des rêves utopiques. J’aime les États-Unis et les paysages hostiles. Comme dans mes road-movies préférés, je prends mon pied à rouler sur ces routes infinies qui descendent de la montagne pour aller manger un bagel et boire une bière en ville. Les gens ici sont fous et ça me fait du bien.

J’ai entendu parler de la « trim » pour la première fois il y a plus de dix ans, lorsque je vivais au Canada. C’était LE plan en or. Tu y vas, tu bosses quelques mois cachée dans la montagne, si tu ne regardes pas tes heures tu peux repartir avec 30 000 dollars assez rapidement. Aujourd’hui les choses ont changé, surtout depuis la légalisation, l’année dernière.

La ferme de S, la première où je travaille se situe au nord de la Californie, dans le comté de Mendocino. Avec les comtés de Humboldt et Trinity, ils forment « le triangle d’émeraude ». Cette région est célèbre dans le monde entier pour produire la meilleure marijuana du monde depuis les années 1970. C’est une zone boisée à quatre ou cinq heures au nord de San Francisco. Les montagnes sauvages, les vallées extrêmement difficiles d’accès, la couverture végétale dense des gigantesques redwoods ont offert un éden à ceux qui voulaient ou devaient vivre planqués.

Dès la fin des années 1960, des hippies et des activistes de San Francisco prônant le retour à la terre, se sont établis dans ces montagnes pour vivre des expériences communautaires et mener des luttes écologiques. La culture de la marijuana a été providentielle, puisqu’elle permettait de générer des revenus conséquents, et la proximité de San Francisco, capitale hippie, offrait une solide base de consommateurs. En 1970, le président Nixon signe le Controlled Substances Act, qui classe la marijuana en drogue de catégorie 1, comme l’héroïne. La possession ou la culture de marijuana deviennent un crime. « Les hélicoptères survolaient la région et les growers (cultivateurs) avaient toujours peur d’être arrêtés et de croupir de longues années en prison. Tout le monde plantait de l’herbe à cette époque mais personne n’en parlait, pas même à ses meilleurs amis ii» raconte un pionnier, installé dans le comté de Mendocino depuis 1972. Dans le triangle d’émeraude se développe depuis 40 ans une économie parallèle, et les growers d’aujourd’hui sont souvent issus de la deuxième ou de la troisième génération. En 1996, la Californie devient le premier état américain à légaliser l’usage du cannabis thérapeutique. Il faut cependant attendre 2016, pour qu’une pétition de plus de 600 000 signatures et une forte mobilisation citoyenne permettent l’adoption de la Proposition 64,iii qui légalise l’usage récréatif de la marijuana. Dans le triangle d’émeraude, qui compte entre 50 000 et 80 000 growers (cultivateurs), la légalisation qui prend effet en janvier 2018 provoque un séismeiv.

25 septembre : Nous avons dû partir de la première ferme, la matière première était épuisée. La saison bat maintenant son plein et trouver un autre job s’est révélé beaucoup plus complexe que je ne pensais. Les trimmigrants sont arrivés en masse: ce sont pour la plupart des jeunes travellers européens ou sud-américains, issus de la classe moyenne, qui rêvent comme moi d’aventure et d’argent facile. Depuis quelques temps il y a également des mexicains et des guatémaltèques, plus âgés, vivant clandestinement aux États-Unis.

C’est la ruée vers l’or vert. Certains se postent au bord de la route avec leur sac à dos et une pancarte sur laquelle ils ont dessiné une paire de ciseaux. Ils attendent d’être cueillis et emmenés dans les montagnes, en espérant ne pas tomber entre de mauvaises mains. C’est un peu la roulette russe, ici. La compétition est dure et le moindre grower qui pointe son nez au bar est assailli de demandes. Des copains nous donnent le contact d’un homme nommé H, qui habite dans le Sud de Mendocino et qui nous propose quelques jours de travail, payé à l’heure. Nous y allons avec trois amis italiens. On ne sait pas combien on va être payés, H jugera notre travail et nous donnera entre 12 et 20 dollars de l’heure. Nous acceptons quand même car cela fait déjà une semaine que l’on ne travaille plus, et la vie coûte cher en Californie.

H est un vieux hippie à la tête plutôt sympathique. Il nous raconte qu’il plante de la marijuana depuis 40 ans, et que cela lui a fait passer dix ans en prison. Cette année, il vient d’obtenir son agrémentation officielle et c’est la première fois qu’il cultive légalement de l’herbe… tout en embauchant des travailleurs sans papiers.

Nous travaillons au grand air, et cela fait un bien fou après trois semaines passées dans un hangar. Les plantes, une cinquantaine, sont magnifiques et immenses comme des arbres fruitiers, les couleurs oscillent du vert clair au vert sombre en passant par le pourpre et le violet. Notre travail consiste à enlever les feuilles mortes, traquer le mildiou, et stabiliser à l’aide de fils et de tuteurs les énormes branches qui menacent de casser sous le poids des têtes d’herbe grosses comme mon avant-bras. Pour atteindre le cœur de la plante, nous devons littéralement plonger dedans. C’est la dernière semaine avant la récolte, et nous sommes recouverts de la tête aux pieds de résine sombre et collante. H semble satisfait de notre travail et nous annonce qu’il nous payera vingt dollars de l’heure. Il nous invite à prendre un rafraîchissement et nous offre à chacun une boulette de hasch dans une boite en cristal rose ou est écrit « Pure product for pure body ». L’étiquette au dos de la boîte précise que le shit est bio. H fait partie d’une coopérative de petits « growers » de marijuana de cette vallée reculée, et nous explique chercher à produire des produits de grande qualité qui pourront bénéficier d’une AOC et seront vendus à prix d’or. Il voit les choses en grand et se prend à rêver que la beuh de sa vallée devienne la plus recherchée des États-Unis. Il nous présente chaleureusement deux vidéastes de Los Angeles qui sont ici pour faire un clip promotionnel qui lui permettra de vendre en ligne. Nous nous crispons lorsque nous nous rendons compte qu’ils veulent nous filmer et survoler la plantation avec un drone. Nous ne voulons pas être filmés car nous travaillons illégalement aux États-Unis. H semble très déçu, il comptait sur le look des copines italiennes, piercing, dreadlocks et tatouages pour toucher une clientèle plus jeune. Un peu plus tard, il nous annonce qu’il n’a finalement que deux jours de travail à nous offrir.

Le premier effet de la légalisation pour les trimmards comme moi est l’effondrement du prix du travail. Depuis 3 ans, le prix d’un pound d’herbe trimée (454g) est passé de 200$ à 100$. Il faut donc travailler deux fois plus pour espérer le même salaire. Du coté des growers, les problématiques sont similaires. « Puisque les risques légaux associés à la culture de la marijuana ont fortement baissé, la concurrence entre les fermes légales et le marché noir a explosé, si un cultivateur pouvait espérer il y a dix ans vendre un pound de marijuana pour 2000$ aujourd’hui il doit s’estimer content s’il en tire 500$.v » Pour continuer à garder une marge, les growers doivent limiter au maximum les frais de production et les salaires de leurs petites mains, cueilleurs et trimards. Face à l’industrialisation de la production de marijuana, une des possibilités offertes aux petits producteurs est celle choisie par H : l’union en coopérative. C’est le seul moyen pour fournir un volume suffisant aux acheteurs légaux : les chaînes de dispensaries (pharmacies de marijuana). La loi impose des normes strictes pour l’emballage, les tests de contrôle et l’étiquetage, ce qui fait encore augmenter les coûts de production, et toutes les étapes sont soigneusement coordonnées par le nouvel organisme d’État, le Bureau of Marijuana Control.vi

La solution pour les petits growers légaux est de surfer sur la mode du gourmet et du bio. Prenant exemple sur l’industrie du vin, les associations de producteurs tentent de promouvoir toujours plus de labels et d’appellations d’origines contrôlées. Un véritable marketing de l’herbe se met en branle.Il est fréquent de lire dans les magazines spécialisés sur le cannabis le mot français de terroir tandis que les consommateurs deviennent des connoisseurs. Une particulière attention est portée au packaging, en verre pour préserver les arômes, pensé pour toucher une population ciblée, les paquets précisant également si l’herbe est cueillie et trimée à la main, car un véritable connoisseur se doit de savoir que la trim à la machine affecte le goût et diminue les effets. Les petits producteurs essayent donc de fournir des produits ultra-haut de gamme afin d’en tirer le meilleur prix. Les produits venant de Humboldt ont un certificat d’origine qui inclut un symbole de cannabis, le sceau du comté et il est possible de télécharger une application sur smartphone qui permet de scanner le code QR afin de vérifier l’authenticité d’un produit. Ce carcan de normes très rigides et la concurrence constante avec les grosses entreprises ainsi que le marché noir met sous pression les petits producteurs qui doivent lutter en permanence pour ne pas commettre un faux pas.

5 octobre : Avec mon amie italienne, nous avons remonté la Highway 101, l’épine dorsale de la Californie. Nous suivons D, notre nouveau patron à l’arrière de son pick-up sur d’interminables pistes poussiéreuses jusqu’à son campement, au cœur de la montagne.

D vit caché au milieu des arbres depuis plus de dix ans dans une caravane délabrée, et possède une autre caravane qui nous sert à la fois de maison et de salle de trim. Il n’y a pas de réseau téléphonique, et nous n’avons pas de véhicule. D nous a été recommandé chaleureusement par des amies, il est bienveillant et sympathique. Il déambule entre ses plantes, des variétés sélectionnées et hybridées par ses soins depuis des années. Il a toujours son bang ou son shilom à la main et nous parle de ses plantes comme de ses enfants. Il nous dit « Celle-ci, c’est ma préférée, elle s’appelle Acapulco Gold, c’est de la pure sativa, et celle-ci c’est moi qui l’ai inventée. C’est un croisement entre de la permafrost, et de la Grandaddy purple, que j’avais hybridée avec de la pineapple express l’année précédente… du coup je l’ai appelée Pineapplefrost Grandaddy Purple. ». Nous mesurons notre chance d’être tombées sur D, car notre isolement géographique nous rend très vulnérables. D nous a prévenu qu’il ne paierait pas immédiatement. Il cultive de manière totalement illégale, et doit écouler une partie de sa marchandise sur le marché noir avant de pouvoir dégager des salaires. Son associée fait des allers-retours en voiture afin de vendre l’herbe dans le Sud, principalement à Los Angeles. Les mercredis soirs, nous allons en ville boire quelques bières au pub. C’est l’occasion de croiser nos collègues trimards qui travaillent dans d’autres fermes du coin. Tout le monde est loin d’être aussi bien loti. Des nanas racontent des comportements de harcèlement sexuel de la part des growers, qui sont souvent des hommes seuls, coupés du monde pendant le reste de l’année. Il y a aussi des patrons qui attendent parfois que les trimards aient travaillé pendant un mois entier pour déclarer qu’ils ne veulent pas les payer. Les growers qui travaillent dans la marijuana sont tous lourdement armés, et les trimmigrants étant par définition des travailleurs illégaux, Ils n’ont aucun recours possible. Certaines histoires font froid dans le dos et malgré notre bonne étoile, le danger et la tension sont palpables. La ferme de D est un petit paradis mais nous ressentons son stress lorsque des hélicoptères volent au dessus de la zone. Son voisin le plus proche est un vétéran du Vietnam complètement fou qui tire en l’air à l’arme de guerre. Les autres voisins sont de jeunes junkies à la méthamphétamine. Cela nous fait parfois rire mais on se sent souvent piégées dans un western délirant, entre les bruits de balle et les incendies monstrueux qui ravagent la vallée d’à côté. Comme un pied de nez à cette folie, les nuits sont splendides et sereines car il n’y a aucune pollution lumineuse dans ces vallées reculées, et l’on observe émerveillées les animaux sauvages, sconses, chevreuils, et même des traces d’ours.

Si la FDAvii ne parvient pas à préciser le nombre de cultivateurs, donnant une fourchette de 50 000 à 80 000, c’est que tous ne sont pas devenus légaux, loin de là. Après des années à subir une répression féroce, assortis de longs séjours en prison, pour de nombreux growers, rester dans l’illégalité est un acte de rébellion. Beaucoup ont vécu en marge depuis 40 ans et ne veulent faire aucun compromis avec l’État.

Les coûts de productions sont démesurément augmentés lorsque l’on se légalise : «Il y a plus de dix ans, un cultivateur californien dépensait environ 300$ pour produire un pound de cannabis qui pouvait être vendu 2000$ . La marge était conséquente mais reflétait une sorte de prime de risque. Aujourd’hui avec les taxes et les coûts additionnels pour correspondre aux normes du Bureau of Marijuana Control qui impose traçabilité, tests, et une surveillance 24h/24 des lieux de plantation, les coûts additionnels sont d’environ 520$ de plus par pound, dont 400$ uniquement pour les tests.viii » Rappelons qu’aujourd’hui, le prix de vente par pound a fortement baissé. La marge est réduite à peau de chagrin. Il y a donc peu d’intérêt pour les petits producteurs d’entamer les démarches fastidieuses pour la légalisation et à s’endetter pour des travaux. Un exemple absurde : dans une des autres fermes dans lesquelles j’ai travaillé, une inspection du Bureau of Marijuana Control a eu lieu, pendant laquelle on nous a gentiment suggéré d’aller attendre au bar. Résultat : 30 000 $ d’amende pour non-respect de la construction de la rampe d’accès pour les personnes handicapées, alors que la ferme était un simple mobile-home au bout d’une piste défoncée.

Si le cannabis médical est légalisé dans 33 États, le cannabis récréatif ne l’est que dans 11 États. Résultat : « La Californie a toujours produit plus de cannabis que ses résidents peuvent en consommer. Pour chaque pound de cannabis que la Californie produit et vend légalement, quatre pounds sont produits sur le marché noir et beaucoup de ce surplus sort de Californie.ix ». C’est donc une solution très avantageuse d’aller en Arizona ou au Texas pour vendre son herbe sur le marché noir. Même dans les fermes légales, il est fréquent que les growers admettent écouler une partie de leur production en dehors de l’État. Les peines de prison encourues pour vente de marijuana sans licence sont passées de 4 ans dans une prison fédérale, à six mois dans une prison du comté. Beaucoup sont prêts à prendre le risque.x

La Légalisation de 2016 a donc profondément bouleversé ce microcosme qui vivait en huis-clos, et provoqué de profondes scissions. L’animosité grandit entre ceux qui choisissent l’illégalité par idéalisme ou par défaut, ceux qui décident d’opter pour la légalisation sous forme de coopérative, et ceux qui décident de calquer leur production sur un mode industriel.

La situation des consommateurs change également du tout au tout avec la légalisation. Keith Humphreys de l’université de Stanford, analyse : « En Californie, le nombre de blancs qui se feront arrêter va diminuer, tandis que le nombre de personnes interpellées provenant des minorités va augmenter, car il y aura peu d’accès pour eux aux ventes légales, et pas de place pour eux dans ce business du cannabis fait par les blancs et pour les blancs. Cela va renforcer le racisme systémique dans les affaires pénales liées à la drogue. »xi. La clientèle blanche bobo, aisée, urbaine, va pouvoir avoir accès à des produits haut de gamme, biologiques et très chers. Les pauvres achèteront dans la rue, de la marchandise sans aucune garantie, et prendront des risques légaux. Rien de nouveau sous le soleil.

15 octobre : Nous avons repris la route 101, toujours plus au Nord. La route serpente entre le parc national des Redwoods et la côte pacifique déchiquetée par la violence des vents.

A force de courir après le boulot, nous passons à coté de cette nature vibrante, sauvage, inviolée. Nous arrivons dans le comté de Humboldt, centre névralgique de la culture de la weed. Le huis-clos chez D commençait à devenir pesant et nous avons accepté avec joie de rejoindre d’autres copines travaillant dans une grosse ferme avec une quarantaine de personnes du monde entier. Nous voici de nouveau perdues dans la montagne. Le patron, C, est un texan obèse habillé comme un gangsta-rappeur. Il ne connaît rien à la culture de l’herbe, il a investi dans une ferme immense et dirige son business sans autre passion que celle de l’argent. Il nous confie avoir autant pu investir dans un hôtel ou un restaurant. Il est bête mais relativement sympathique. Il nous prévient que sauf raison urgente, nous n’avons pas le droit de sortir de la ferme. Avec les collègues, majoritairement des sud-américains et des espagnols, nous rebaptisons l’endroit «Guantanamo». Cet endroit est une prison, dorée certes, mais encore un endroit clos avec des caméras de surveillance partout et des grilles fermées. La moindre balade est réglementée. Le patron met à notre disposition un cuisinier qui nous offre 3 repas texans par jours. Hot dogs, burgers, œufs au bacon… on finit par le supplier de nous cuisiner quelques légumes. Les conditions d’accueil sont très sommaires, il commence à faire froid la nuit et nous n’avons qu’une douche en palette pour 40 personnes. L’ambiance est malgré tout bon enfant, sauf que tous les soirs c’est la débandade lorsque le patron, revenu de la ville dépose devant notre feu de camp, des fûts de bière, du vin par caisses et des bouteilles de Tequila. Il appelle ça l’hospitalité texane. Je n’arrive même plus à écouter mes podcasts en travaillant tellement le soundsystem installé dans la salle de trim joue fort et en continu. Du hip-hop, de la trap avec de rares pauses pour mettre de la country, des nuits de plus en plus courtes et bruyantes et la promiscuité commencent à me faire perdre patience. L’ambiance entre les collègues se tend petit à petit. Le contremaître, rappelle souvent à l’ordre « No cherry Picking ! », lorsque certains tentent de sélectionner la weed la plus dense et la plus lourde et laissent les rebuts aux autres. Les tensions se cristallisent jour après jour et la situation devient vite intenable. Chacun surveille, dénonce, compte les allers-retours des uns et des autres. Les mots cruels et les accusations fusent, les amitiés volent en morceaux. Cela me parait de plus en plus absurde d’être là. Exit l’aventure, je ne trouve plus de joie, j’observe les humains se déchirer entre eux, pendant que je trime de l’herbe avec des noms de plus en plus débiles comme Wi-Fi-88 ou World Trade Center. La trim m’use jusqu’à la moelle. Je n’ai plus d’envies, plus de projets. Je suis affligée par le rapport à l’argent malsain et l’égocentrisme des gens qui m’entourent. Mettez 200 000$ au milieu d’une table et demandez aux gens de se respecter les uns les autres, et vous allez voir ce que ça donne. Le jour de paye arrive enfin. C me tend des liasses de billets à l’intérieur de son Hummer aux vitres teintées. Je suis contente de me tirer de là. Il reste encore un mois à tenir dans une autre ferme. Je ne suis pas sûre d’en être capable.

J’ai travaillé dans une ferme avec 60 employés dont une quarantaine de trimards. Avec le recul, même si certains moments me font sourire, j’en garde un sentiment d’épuisement. C’est pourtant une petite ferme, en comparaison des nouvelles méga-fermes du sud de la Californie. Avec la légalisation, les grandes plaines agricoles faciles d’accès, qui possèdent une terre arable riche, sont convoitées par les nouveaux entrepreneurs de la marijuana. Des serres de plus d’un hectare voient le jour dans le sud de la Californie, auxquelles sont accolées les usines de trim où travaille la main d’œuvre guatémaltèque ou mexicaine payée pour la plupart moins de 10$ de l’heure. Steve de Angelo, patron d’une des plus grosses chaînes de dispensaries du pays, fonde deux ans auparavant Harborside Farm, une méga-ferme de 19 hectares dans le Sud de la Californie. Il y produit le cannabis qui sera vendu dans sa propre chaîne de pharmacies. Pour lui, « La Californie est destinée à faire avec le cannabis, la même chose qu’avec tous les autres fruits et légumes. Nous espérons bientôt prendre la moitié du marché xii». Ce basculement vers l’industrialisation massive de la production de cannabis intervient au moment même où Donald Trump amorce une nouvelle guerre contre la drogue, marijuana incluse. Même s’il ne peut rien faire en Californie, il sera de plus en plus difficile aux petits producteurs légaux ou non de tenir bon face à ces fermes monstrueuses, qui cassent les prix, monopolisent les ventes et dévaluent les salaires. Il ne leur restera plus comme option que de vendre en dehors de la Californie, à leurs risques et périls.

Épilogue, 2 Décembre :

Avec les copains, nous sommes retournés dans la première ferme ou nous avions travaillé en arrivant : la ferme de la joie. Mais là nous sommes à bout de nerfs, incapables de communiquer sans colère et sans rancœur, au bout du monde et isolés par la neige. J’ai sérieusement pensé à Shining .Ce dernier mois, j’ai travaillé dos aux autres, de manière automatique, avec mon casque vissé sur les oreilles. J’ai décompté les jours avant la fin et j’ai coupé ce matin mon dernier kilo d’herbe avec soulagement. Demain, je m’envole pour le Mexique. Pourquoi ai-je tenu aussi longtemps ? Je ne sais pas, peut-être parce qu’en France, je suis précaire et qu’une partie de moi a accepté de mettre pour un temps mes idéaux de coté. Effleurer du doigt l’aisance financière, en mode capitalo pour pouvoir se projeter un peu plus loin. Bon, sans mentir, il y a aussi certain goût de l’aventure illégale qui m’a portée et me porte encore. Je repars vidée, comme au sortir d’un film trop long et trop intense, avec cependant beaucoup de souvenirs et de matières pour nourrir mon imaginaire. Je ne sais pas comment c’était avant, la trim. Mais j’ai l’impression que la légalisation a construit une chape de plomb. La pression du gouvernement pour pousser à l’industrialisation agricole a mis les producteurs dans une situation intenable. Conflits, délations, vols et compétition acharnée sont devenus les nouveaux mots d’ordre du commerce de la weed. Le ver est dans le fruit. Les trimards, main d’œuvre précaire et illégale, sont eux aussi poussés à se surpasser pour espérer gagner un bon salaire, quitte pour cela à écraser les autres. Bientôt il y aura des managers et des DRH dans les fermes du triangle d’émeraude. Quant à moi, je ne sais pas encore si j’y retournerai l’année prochaine. C’est possible, car il me semble que parfois l’on comprend mieux la machine lorsque l’on est au cœur, quand l’expérience de la réalité traverse le corps et l’âme.

Chispa

i Le finger hasch est la résine de cannabis qui reste collée aux doigts de la personne qui trime l’herbe. Les travailleurs ont le droit de la récuperer pour leur propre consomation.

ii Tina Caputo, How the Emerald Triangle became America’s cannabis epicenter. 26/09/2017 https://www.leafly.com/news/strains-products/california-emerald-triangle-cannabis-epicenter

iii A partir de cette date, n’importe quel résident californien de plus de 21 ans peut posséder 25g d’herbe, cultiver jusqu’à 6 pieds d’herbe dans sa maison ou dans son jardin. La Proposition 64 (Adult Use of Marijuana Act) définit beaucoup plus strictement la production commerciale et la vente : en plus des frais d’inscription et d’avocat, la mise au norme des exploitations, une taxe de 15% sur les revenus ainsi qu’une taxe additionnelle au volume de 9.25$ par ounce(24,35g)produite, doit être acquittée à l’état.

iv La légalisation est extrêmement contraignante : les terrains doivent être viabilisés, la qualité de l’eau est inspectée, les containers de poubelles doivent être scellés pour que la faune sauvage ne puisse pas avoir accès aux feuilles, branches et autres déchets de la marijuana.

v The New York Times, Inside the lives of California’s marijuana trimmers,29/11/18

vi Chaque échantillon de cannabis vendu doit comporter la provenance géographique, la variété, la date de récolte, et la concentration par portions en tetrahydrocannabinol, canabidiol et autres canabinoïdes, les terpènes ainsi que la présence éventuelle de pesticides .Margolis, Jacob (6 September 2016). « California Report: 6 Ways Recreational Pot Would Change California — and 7 Ways It Wouldn’t. KPCC.

vii La FDA est l’agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux. Elle est responsable des études, du contrôle et de la réglementation des médicaments et des aliments avant leur commercialisation.

viii Paul Roberts, journaliste, pour Leafly, un des plus grands sites de partage d’informations sur le cannabis légal : https://www.leafly.com/news/industry/grow-big-go-home-not-simple-california-growers

ix Paul Roberts. https://www.leafly.com/news/industry/california-many-growers-will-stay-underground

xi « As Adults Legally Smoke Pot In Colorado, More Minority Kids Arrested For It », Ben Markus (June 29, 2016) , Stanford University, Morning Edition.

xii New York Times, Marijuana goes industrial in California, 15/04/2017