Numéro 6

« Je pensais en avoir pour quelques heures de garde à vue, je suis ressorti après quatre mois de taule »

Mi-janvier, le ministère de l’intérieur crée à Toulouse un groupe chargé d’enquêter sur les « exactions » des gilets jaunes. L’idée : pouvoir en condamner un maximum. Les enquêteurs et autres « investigateurs en cybercriminalité » (sic) ne tardent pas à cibler des militants. Rencontre avec R., incarcéré pendant cinq mois pour « association de malfaiteurs ».

Assis devant une bière d’un bar anodin, les yeux clairs du jeune homme s’allument à l’évocation de la mobilisation. Comme beaucoup de militants libertaires, il a pris la vague en cours et s’y est attaché.

« En novembre, j’étais en retrait par rapport au mouvement, je me demandais s’il allait vers plus d’émancipation ou s’il était réac. Puis j’ai commencé à aller voir l’ambiance des ronds-points, à rencontrer les gens, à comprendre cette colère diffuse. C’était vraiment fort de constater qu’il y avait autant de gens à discuter politique. Assez vite, ça a été une rupture dans mon quotidien et tous les jours c’était Gilets Jaunes ! Je participais à différentes commissions, aux blocages, j’essayais de diffuser des textes contre les idées fascistes, pour la fin des dominations. En décembre et janvier, j’étais euphorique. J’ai vécu les deux mois les plus intenses de ma vie ».

Interpellation préventive : Ouvre ton sac                   et file-moi ton ADN !

Mais l’histoire de R. bifurque ce samedi 2 février. C’est le milieu de la journée et l’acte XII n’a pas encore débuté. Alors qu’il garde la fille d’une amie dans un appart du centre ville, il descend fumer une cigarette dans la rue. Il se fait alors interpeller pour un contrôle d’identité. Depuis quelques semaines, ces interpellations arbitraires d’avant manif sont les armes d’une justice d’exception. Elles permettent le contrôle, la confiscation de matériel de protection et même la mise en garde à vue préventive.

N’ayant pas ses papiers sur lui, et du fait de son implication dans le mouvement, il invente alors un faux nom afin d’éviter une condamnation à son casier. Il est aussitôt embarqué au poste pour « vérification d’identité ». Là-bas, les délits pleuvent : identité imaginaire, refus de prise d’empreintes et de prélèvement ADN. Malgré ces charges, il reste calme. « Je me dis que même avec ces accusations, jen’en ai que pour quelques heures de garde à vue. Parfois les flics viennent me chercher pour m’interroger, je réponds que j’ai rien à déclarer alors il me remettent au trou et me laissent tranquille. »

«Des notes blanches déguisées en procédure pénale »(1).

Or, bien que rien n’atteste du moindre délit antérieur, R. est dans le collimateur de la stasi toulousaine. Et, détail aggravant pour la police politique, on trouve sur lui un pass de facteur qui, selon Vincent Escorsac, capitaine de police en charge de l’affaire, serait un outil « caractéristique du fonctionnement des activistes d’ultragauche pilotant le mouvement des gilets jaunes et leurs manifestations».

Dans un autre PV ajouté au dossier, il est noté qu’ « il est permis de penser que les activistes d’ultragauche et des mouvements anarchistes constituent le noyau des casseurs “black bloc” et semblent constituer les leaders du mouvement insurrectionnel ».

Cette allégation fumeuse montre que les policiers sont bien incapables d’appréhender toute la complexité d’un mouvement spontané, horizontal et populaire. Au contraire, ils ont besoin de définir des leaders à abattre. Évidement R. n’est pas un représentant des gilets jaunes mais sa filiation suspectée avec la sphère anarchiste suffit à constituer sa culpabilité.

«Au bout de 48 heures de garde à vue, je suis présenté au palais de justice et mis en examen pour association de malfaiteurs. [voir ci-contre] Quinze minutes après, je me retrouve dans le camion cellulaire, direction la prison de Seysses pour être mis en détention provisoire. Je pensais en avoir pour quelques heures de garde à vue, je suis ressorti après plus de quatre mois de taule.»

« En prison, je ne croise que des pauvres. »

« À Seysses, tout de suite, je me prends dans la gueule la surpopulation. On est trois par cellule, la promenade se fait à 150 dans une petite cours. […] Au début, j’écris à mes proches. J’écris toute la journée. Mais émotionnellement, ça me prend trop d’énergie. […] Puis je finis par être transféré au quartier des travailleurs. Là, ça va mieux, mes co-détenus sont sympas et j’ai un taf : je nettoie les chariots de la cuisine, sept heures par jour ! Je peux te dire qu’à la fin, ils étaient propres les chariots ! »

La détention provisoire ne repose sur aucun fait solide. Mais l’avocat général aura le cynisme de la justifier pour le « confort » des enquêteurs. Exemple ubuesque d’une justice prédictive qui emprisonne pour pouvoir enquêter pénard sur des actes non commis ! Ainsi pendant que R. astique les chariots de Sodexo, une pernicieuse enquête fouille dans la vie de toutes les personnes qu’il a côtoyées dans le mouvement. Aidés par les fameux « experts en cybercriminalité » et les techniques de renseignement de la DGSI, les flics décortiquent du SMS, analysent les images de manifs et organisent des filatures. Au fond, c’est peut-être cela qui anime sa mise en boîte : donner les mains libres à la police pour pénétrer le mouvement et casser les dynamiques d’organisation des gilets jaunes.

Pugnace, la justice va jusqu’à disséquer l’enfance de R. Par commission rogatoire internationale, ses parents sont convoqués afin de comprendre pourquoi le bambin suisse, venu faire un échange ERASMUS à la fac de Toulouse, a pu devenir un dangereux malfaiteur à la tête des insurgés !

La justice emprisonne, la police rançonne

Les perquisitions qui ont lieu à Toulouse sont particulièrement brutales. La coloc où vit R. est mise sens dessus dessous par la quarantaine de flics qui finiront par emporter les ordinateurs, téléphones, bouquins et même le liquide des colocataires (2). Mais à part quelques vieux tracts et des clés « Tails » de connexion anonyme au Net, les fouille-merde ne trouvent rien qui permette d’incriminer d’avantage. Pas de quoi prolonger indéfiniment la détention provisoire de R.. Il est donc libéré fin juin. Une sortie en demi-teinte puisqu’il est placé sous contrôle judiciaire : pointage hebdomadaire au comico, interdiction de sortie du territoire et de se rendre à Toulouse. Selon lui, ces restrictions visent à l’écarter du mouvement et de ses amis. Se sentir surveillé et isolé n’est pas le meilleur contexte pour se reconstruire après la taule.

«Au début quand tu sors, le retour à la normalité n’est pas facile. J’avais du mal à tenir une conversation fluide avec des gens. Le soir je me sentais complètement épuisé. Maintenant, ce qui est dur à gérer c’est de savoir que je suis encore sous instruction et qu’ils ont un an pour continuer l’enquête avant le procès. J’essaie de trouver des trucs pour ne pas me sentir ni surveillé ni acculé, pour reprendre prise sur ma vie. Et prendre ma défense en main. »

Ainsi, ses avocats vont demander que le capitaine Escorsac, l’auteur des brumeux PV, soit auditionné pour justifier ce qu’il entend par des pratiques « caractéristiques du fonctionnement de l’ultra-gauche ». Par ailleurs, une nouvelle audience, prévue pour décembre, permettrait à R. de faire rétrograder sa mise en examen au statut de simple témoin assisté. Il le sait bien, ce n’est qu’un début de contre-attaque. Il rentre pour quelques années dans un imbroglio juridique semé d’embûches. Il devra se battre contre une justice d’État qui utilise des lois scélérates pour réprimer ses adversaires politiques et accabler tous celles et ceux qui se sont sentis revivre avec les gilets jaunes.

Le B. 

Blog du comité de soutiens de R. : https://malfaiteursassocionsnous.noblogs.org/

contact : malfaiteursassocionsnous@riseup.net

 

«  Association de malfaiteurs  » :                               l’arme fatale d’une justice politique

Le chef d’inculpation « Association de malfaiteurs […] en vue de la préparation de crimes ou délits » historiquement lié au grand banditisme, sert désormais à briser les mouvements sociaux. De Tarnac à Bure en passant par les gilets jaunes, c’est le sésame de la répression. (voir article p6). Relevant de la doctrine de justice prédictive, il permet d’envoyer quelqu’un en détention provisoire sur la base de simples soupçons. L’expression « en vue de la préparation » signifie qu’il y aurait simplement une intention d’acte répréhensible, l’acte en lui-même n’ayant pas eu lieu. Ainsi cet enfermement a l’avantage de briser les dynamiques collectives et d’effrayer tout un mouvement en agitant le spectre d’une incarcération arbitraire. Enfin, ce chef d’inculpation donne au couple police-justice de très larges prérogatives pour mener des enquêtes au sein des mouvements. Écoutes téléphoniques, géolocalisations, filatures, perquisitions. Il permet d’opérer un efficace renseignement et d’explorer en profondeur un mouvement social et pouvoir ainsi mieux le réprimer.

1 : Propos de Claire Dujardin, avocate de R., recueillis par Emmanuel Rionde dans « Toulouse sur fond de gilets jaunes, resurgit le spectre d’une affaire Tarnac »,https://www.mediapart.fr/, le 22/02/19.               2 : Détails sur ces perquisitions : « Gilets Jaunes et malfaiteurs », https://lundi.am, le 19/02/19. « D’un contrôle d’identité à une détention provisoire […] », https://iaata.info, le 17/02/19.