Numéro 4

Dossier / La France carcérale

De lois sécuritaires en réformes pénales, la société est de plus en plus répressive. Face à la montée de la précarité, c’est le refrain de l’insécurité et de la lutte contre la délinquance qu’on nous joue dans les discours politiques et médiatiques depuis 30 ans. Ce « populisme pénal » atteint son paroxysme quand des voix s’élèvent contre le laxisme des juges, qui emprisonnent pourtant comme jamais. Surtout des jeunes précaires, souvent d’origine immigrée, en majorité pour des délits mineurs.

Un record chaque année, l’addition est salée à la longue. Le dernier quart de siècle est un « moment punitif sans précédent dans notre histoire en temps de paix » (1). On est passé de 36 900 emprisonnés en 1980 à 68 900 en ce début d’année et on a franchi les 250 000 personnes « sous main de justice », contre 108 000 en 1980 (2). Alors que le taux d’homicides a été divisé par deux, la menace de l’enfermement plane sur une partie de plus en plus importante de la population. Quant au fichage génétique par la police (merci Jospin), on atteint les trois millions et demi de personnes concernées. Sans aucun doute, il s’agit de mettre une population sous contrôle.

Cette expansion carcérale s’est accélérée dans les années 2000. De nouveaux délits sont entrés dans le code pénal, des sanctions ont été alourdies, des peines planchers et des peines systématiques en cas de récidive ont été votées. Les procédures de comparutions immédiates ont été mises en place : une justice d’urgence faite d’avocats commis d’office qui ne connaissent pas les dossiers, d’audiences de trente minutes, de personnes qui comparaissent détenus, crevées par la garde-à-vue. Le risque de prison ferme est multiplié par sept, l’emprisonnement intervient une fois sur deux et cette parodie de justice est désormais deux fois plus utilisée que la voie classique. À cela s’ajoutent les consignes de fermeté données aux parquets, les pressions politiques sur les magistrats, la répression accrue de la police avec une culture du chiffre, l’application massive des anciennes peines non exécutées sous Sarkozy. La prison ferme est banalisée, le nombre de courtes peines explose, la durée moyenne des peines s’allonge. Les prisons sont pleines à craquer, avec plus de 1500 prisonniers sur des matelas au sol.

Face à la crise, la solution carcérale

Si Sarkozy a joué du tout-carcéral, Hollande et Macron tiennent la barre bien haute. Avec le dernier gouvernement PS, c’est la première fois qu’une alternance à « gauche » n’engendre pas une diminution des effectifs dans les prisons. La ministre Taubira accompagne la hausse des incarcérations en même temps qu’elle encourage les peines alternatives qui font enfler encore davantage la population sous la main de la justice. Quant à Macron, il renoue avec un franc discours sécuritaire et annonce la création de 15 000 places de prison sans que cela n’émeuve grand monde. Après tout, Urvoas, qui succédera à Taubira, annonçait peu ou prou les mêmes chiffres.

Face à la montée de la pauvreté et du chômage, les derniers gouvernements répondent par le sécuritaire. L’État social fait place à l’État pénal, la prison et ses dérivés « alternatifs » deviennent un moyen de gestion des inégalités. La répression n’a pas pour but de diminuer la délinquance mais de préserver l’ordre social, d’où l’importance de « distinguer « les illégalismes » afin de différencier les catégories de la population qu’il faut punir de celles qu’il faut épargner » (3). Parallèlement, les crimes et délits ne seront pas poursuivis de la même manière par la police et la justice selon les zones géographiques et les classes sociales des individus. Ce n’est pas un hasard si ce sont toujours les milieux populaires qui remplissent les prisons.

Depuis vingt ans, les personnes incarcérés le sont de plus en plus pour des délits mineurs tels que récidive de conduite sans permis, détention ou petit trafic de cannabis, outrage à agent, vols de faible importance. On notera l’arsenal répressif mis en place sur la circulation routière, et une activité policière qui s’est concentrée sur le cannabis. Dans les deux cas, les contrôles ciblent prioritairement les quartiers populaires. Les personnes condamnées pour délits routiers ont augmenté de 58 % en 20 ans (4), pendant que les infractions sur les stupéfiants augmentaient de 128 %. Les interpellations pour usage de cannabis étaient multipliées par 2,5 entre 2000 et 2010, et par 7 concernant les incarcérations. En 2015, 3000 personnes sont incarcérées pour simple usage. Autant vous dire que ce ne sont pas des lycéens des beaux quartiers, ni des étudiants en doctorat (5) : ce ne sont pas les cibles de contrôle préférées des flics, préférant les arabes et les noirs des quartiers pauvres (6), moins en capacité de se défendre juridiquement face à une police arbitraire et violente. Pour trouver un motif d’interpellation ou pour compléter l’accusation, la police dispose de « l’outrage à agent », dont le nombre a bondi de 74 % en 20 ans.

Les classes dominantes et leurs tribunaux

Pendant que les fumeurs des quartiers en prenaient plein la face, la délinquance financière et la corruption faisaient l’objet d’une tolérance particulière, avec une diminution de 20 % des condamnations malgré une augmentation des faits révélés. Il suffit de lire les rapports de Transparency International et de l’OCDE : très peu d’affaires sont traitées chaque année, très peu de condamnations, très peu dissuasives. Selon l’économiste Thierry Godefroy, la « vie des sociétés » a été « largement dépénalisée » : « les lois sur les nouvelles régulations économiques ou la sécurité financière votées au début des années 2000 abrogent plusieurs dizaines d’infractions représentant plus de la moitié des sanctions pénales du droit des sociétés ». Les condamnations en rapport avec la législation économique et financière représentent aujourd’hui moins de 1 % de la délinquance sanctionnée par les tribunaux. Les rares voleurs en cols blancs condamnés récoltent amende ou sursis, même s’il s’agit d’énormes sommes d’argent. La justice de classes marche toujours du feu de dieu : d’un côté le droit répressif concerne des actes majoritairement commis dans les classes populaires et cible la petite délinquance ordinaire, ce qui fait qu’une possession de cannabis est plus réprimé qu’un détournement de fonds. De l’autre, pour la même infraction ou le même délit, un pauvre, un chômeur ou une personne de couleur va subir une peine autrement plus lourde qu’un cadre ou un notable, mieux défendus, qu’on envoie rarement en détention provisoire et qui esquivent la comparution immédiate, pour un vrai procès où les magistrats seront compatissants envers leurs semblables.

La prison est un outil essentiel au maintien de l’ordre en place. Elle est « au cœur du système, elle reproduit des inégalités absurdes tout en brisant mentalement et physiquement ceux qui tentent de renverser, individuellement au moins, l’ordre des choses » (7). Et si la population carcérale a quasiment triplé en 30 ans, c’est le résultat de l’action des gouvernements, des parlementaires, des magistrats, des policiers, des médias, chacun jouant un rôle décisif dans la fuite en avant de cette « société punitive » contre laquelle Foucault nous mettait en garde. Or celle-ci est plus que jamais à nos trousses…
Quant à celles et ceux qui pensent qu’il faut bien des prisons pour enfermer les assassins, qu’ils réfléchissent deux minutes : les trois quarts des prisonniers ne sont pas des criminels. Bien sûr qu’il faut mettre à l’écart des personnes dangereuses, bien sûr qu’il faut faire en sorte de protéger tout un chacun d’éventuelles agressions, évidemment qu’il faut des lieux où l’on puisse statuer sur des crimes qui adviennent. Mais en l’état, police, tribunaux et prisons sont d’abord des institutions d’oppressions au service de l’ordre social et des classes dominantes.

1 : L ‘Ombre du monde, Didier Fassin, Seuil, 2015
2 : La population carcérale équivaut à la somme des habitants de Rodez, Onet-le-Château, Decazeville, Villefranche, Millau et Saint-Affrique. Et ceux et celles sous main de justice » (qui subissent une mesure restrictive de liberté : libérations ou placements sous surveillance, port du bracelet électronique, incarcération, etc.) représentent l’ensemble de la population aveyronnaise.
3 : Idem note 1
4 : Un directeur de prison en fait le constat dans L’ombre du monde : « Il y a 10 ans, le français moyen ne pouvait s’imaginer être incarcéré, aujourd’hui, il n’est plus à l’abri. Il y a 10 ans, il était inconcevable d’aller en prison parce qu’on roulait sans permis. Aujourd’hui, on en rentre 2 ou 3 par semaine »
5: Pourtant les études montrent que les fumeurs de joints sont plus nombreux parmi les enfants de cadre, commerçants et artisans.
6 : Ainsi ce sont eux qui peuplent majoritairement les prisons. Si aucune étude n’est faite en France à ce sujet, dans « L’Ombre du monde », Didier Fassin compte 70% de personnes de couleur dans la maison d’arrêt parisienne où il mène ses entretiens. Et tout indique une forte proportion également à Druelle.
7 : Par delà les murs, Gilles Chantraine, 2004.