Numéro 2

Comme au cinéma

Comme au cinéma


Il y a peu, j’ai vu deux films. Les deux m’ont collé au siège. Et les deux m’ont extirpé cette larme qui n’avait pas fait le saut de l’ange dans l’obscurité climatisée d’une salle de cinoche depuis belle lurette. Mais si les deux films m’ont remué, ce n’est pas pour les mêmes raisons. Celles-ci se toisent, rouges de différentes colères, dans deux recoins diamétralement opposés de mon crâne. Ici même, je m’en vais les asseoir à la table des négociations.

Les deux films, ce sont Merci Patron de François Ruffin et Comme des lions de Françoise Davisse.

Dans Merci Patron, François Ruffin, réalisateur et personnage du film, s’attache à dénoncer les ignominies entrepreneuriales dont est coupable Bernard Arnault, patron de LVMH et symbole par excellence du capitalisme chic, glamour mais néanmoins dégueulasse. D’abord François Ruffin arpente avec humour ces endroits où l’herbe n’a pas repoussé après des fermetures d’usine, servies sur leurs lots de mensonges industriels éhontés. Il y interroge des salariés médusés et abîmés. Sa route croise alors celle d’une famille d’employés lourdés par Bernard comme tant d’autres. Et au bout du rouleau. François Ruffin, avec la complicité de l’équipe du journal Fakir – dont il fait partie – et de la famille elle-même, met en place un piège, visant à faire cracher des thunes à LVMH. Sous peine de déclencher une tempête médiatique quant aux crimes sociaux de Bernard. LVMH se fait piéger. Ruffin et la famille triomphent. Une histoire de lutte et de dignité.

Dans Comme des lions il est question de lutte sociale là-aussi, à savoir celle des ouvriers PSA d’Aulnay. L’usine va fermer. Question de restructuration du groupe et d’optimisation. Des façons de dire comme autant de pinces nez pour permettre aux directeurs et directrices des ressources humaines de ne pas sentir l’odeur de l’injustice. Une partie des ouvrier-ères, sous l’impulsion des syndicats – mais pas seulement – va se dresser contre l’inéluctable. Françoise Davisse, la réalisatrice, les suit pendant toute la durée de leur lutte. Deux ans. D’AG en occupation, de manifestations en négociations. Mais aussi et surtout dans l’intimité des lignes de force et de fracture brassées au sein même de l’usine, entre grévistes et non grévistes notamment. Dans la pesanteur d’une réunion qu’anime un bruyant coup de gueule ou dans l’intimité d’un doute à peine audible autour du café du matin. Qu’ils gagnent ou qu’ils perdent n’est tant l’enjeu : il s’agit là-aussi d’une histoire de dignité, et de lutte.


« Ah mais alors en fait c’est pareil les deux films? C’est comme dans
Piège de cristal et 58 minutes pour vivre. A chaque fois y’a Bruce Willis, y joue John McClane, et c’est trop bien parce qu’à un moment le mec y… »

Tut tut tut, calme toi tout de suite, c’est pas du tout pareil.

Il était une fois

Oui, certes, dans Merci Patron et dans Comme des lions, il s’agit de figures de prolétaires, et de prolétaires qui se battent pour leur intérêts directs, dans le cadre d’un conflit de classe. A noter que quand je dis « prolétaires », loin de moi l’idée de vouloir enfermer, écraser ou réduire les gens à l’écran à un statut social. Encore moins de regarder tout cela haut perché je-ne-sais-où. Mais un film, c’est avant toute chose un-e réalisateur-trice qui te prend la main et te susurre « Il était une fois… ». Et dans le cas des deux films, la locution est suivie par « des ouvriers ».

Pour poursuivre sur l’analogie avec ces histoires que l’on raconte comme à un enfant je dirais qu’ouvrir l’espace du récit, c’est manipuler des clichés. Compris ici en délestant le mot de sa connotation négative. Bien qu’on partage tous et toutes la réalité chaque jour, quand on veut en transmettre un fragment – une histoire – on est forcés d’en composer une version réduite et agencée. Avec les choix, les convictions, les opinions, les affects, l’éthique et le désir qui va avec. En somme raconter une histoire, au-delà des faits que l’on s’apprête à y décrire, c’est aussi et surtout raconter une vision du monde qui leur sert de toile de fond.


Force est de constater que François Ruffin et Françoise Davisse, en apparence situés sur un même front, ne nous parlent pas du même monde.

Dans Merci Patron, c’est le réalisateur qui semble amener l’idée même de lutte à la famille qui – à l’écran – n’apparaît alors plus en mesure de la penser sans lui. Dépendante. Pourtant leur relation est chaude et sincère. Et je pense Ruffin réellement bienveillant dans sa démarche. Mais cette bienveillance ne saurait effacer l’absence totale de réflexion dans le dispositif quant aux asymétries à l’œuvre, notamment de classe. Est-ce à dire qu’il faut s’excuser de tenter quelque chose en faisant fi d’éventuelles barrières sociales, et d’avoir envie de construire des ponts et autres solidarités?

Non, certes. Au quotidien, dans la lutte justement, heureusement que l’on n’agit pas seulement avec ses quatre potes et autres pairs sociaux. Mais là, on cause cinéma. Dans le film, à trop vouloir jouer la carte du « on est tou-te-s copains-ines quand il s’agit de lutter contre Bernard Arnault », toute intelligence ou finesse est évacuée dans l’appréhension du cliché. Un peu comme on tire la chasse. Nombreuses sont les séquences où Ruffin communique avec la famille comme s’ils étaient des enfants, leur faisant répéter et leur apprenant à parler dans des modalités de parole qui sont les siennes. Plaquées sur eux. Bien que ce soit avec la finalité de mettre en place le piège qui est l’histoire du film. On peut penser à Robin des bois. On peut aussi se demander qui est la proie dans l’affaire.

On les regarde ânonner dans un cadre aussi bienveillant que celui des castings ratés de La Nouvelle Star. Des marionnettes. La parole et à fortiori la mise en scène de la parole n’est pas un enjeu neutre qui serait juste le support et l’outil de la charge politique, du tract. N’en déplaise à une certaine « caste libertaire », joviale et rigolarde, qui au nom de la gaudriole, refuse de réfléchir concernant l’endroit d’où elle parle et concernant les oppressions dont elle peut parfois être actrice. Toute libertaire qu’elle est.

A ce moment-là, certains-es se diront certainement que ça ne me ferait pas de mal de « péter un coup » et qu’il faut toujours qu’il y ait un aigri quelque part qui ne supporte pas le succès populaire d’un film frondeur et défouloir. Certes.

En réalité, je ne pensais pas écrire ce papier jusqu’à temps que je voie Comme des lions, et que je reprenne du poil de la bête quant à la capacité du cinéma à (ré)enchanter la révolte. Mes révoltes au passage. Et à parler de lutte politique de la plus belle des manières, c’est à dire en respectant sa complexité.

La meute

Dans Comme des lions, la lutte est. Elle est sans le film, et elle sera avec le film. Mais elle n’a pas besoin du film. Alors la réalisatrice s’y introduit humblement. Elle se sait complice mais accessoire. On sent le long travail d’approche. La confiance, gagnée. Françoise Davisse pose peu ou pas de questions, elle se « contente » de filmer et d’être là. Elle s’efface devant les enjeux en présence. Les événements se succèdent à un rythme effréné. Et en leur absence, elle sait aussi être attentive aux détails, aux ambiances. Au silence. Pesant, à fortiori en temps de grève. On se surprend à regarder l’usine comme si elle était habitée, pleine de mystères sur l’histoire passée des révoltes et d’indications sur celles à venir.

Si distance il y a avec les grévistes, ce n’est pas une distance clinique ou froide. Non, on sent bien trop d’empathie pour cela. De la sympathie même. Elle fait un film « dessus », mais dans le même temps, elle porte et supporte leur combat. Mais ce combat, elle choisit de le soutenir tout en montrant ses paradoxes. Ses forces et ses faiblesses. Elle trouve une voie ténue et passionnante, entre le soutien direct à la lutte et le dévoilement de ses failles. Le genre de tract que j’aimerais retrouver dans mon jean en rentrant des manifs. Son dispositif est celui d’une tentative de s’affranchir des catégories médiatiques qui circonscrivent et objectivent habituellement la réalité d’une grève : les syndiqués et les autres, les grévistes et les autres, les places assignées aux hommes et aux femmes… Ce qu’elle montre n’en est que plus déstabilisant et plus dense.

A mille lieues de Merci patron, Comme des lions nous raconte que quand le cinéma s’aventure sur le terrain de la lutte politique, il doit le faire comme s’il observait un animal rare, de ceux qu’on risque de faire fuir rien qu’en les regardant. Pas de loup vs gros sabots. Et c’est aussi à cet endroit que les deux films s’opposent : dans Merci Patron, Ruffin qui est plus qu’omniprésent, semble tenir le film sur ses épaules, à tel point que j’ai l’impression que c’est un film de lui mais surtout par lui. Pour lui? On a l’impression que si on l’enlève brusquement de l’écran, cela reviendra à ouvrir la valve d’un jouet gonflable. Que dit « du politique » un film qui s’effondrerait sans la présence à l’écran de son réalisateur? L’importance du meneur d’homme. Du leader. On fait plus subversif.

A l’inverse, dans Comme des lions, l’autorité – sous toutes ses formes – est interrogée. Celle des patrons bien sûr, mais aussi celle des syndicalistes ou des hommes. Voire du groupe ou de l’usine elle-même sur la vie des gens. Le cerveau turbine alors dans tous les sens, ça chauffe et c’est bon. Le centre du film, c’est le groupe, le commun. Certes, plusieurs personnages en émergent, et le film ne nie pas les individualités. Pour autant, c’est le groupe qui prime. À la précarité généralisée comme arme de destruction massive de l’idée même de solidarité, le film oppose 2h de construction d’un groupe. Au fait d’enterrer toute volonté de rupture radicale et de de justice sociale sous prétexte que la lutte des classes serait obsolète, il répond en définissant le politique comme l’affrontement de groupes sociaux aux intérêts radicalement opposés. Miam.

Et là où le film est brillant, c’est qu’il sait ne pas s’enfermer dans l’opposition ouvriers-ères/patrons, lui préférant l’histoire d’un « simple » groupe d’êtres humains qui prend conscience de sa force. Au-delà même de ses objectifs initiaux. Loin d’une quelconque promotion béate de l’action syndicale. C’est un groupe de salariés mais ça pourrait presque être une équipe de foot qui lutte pour son maintien que ça serait pareil. On oublie ses préconçus quant à ce que l’on pense d’une grève, d’une usine. On se surprend à redécouvrir le monde comme si on ne l’avait jamais vu.

A l’inverse, Merci Patron emboîte le pas de l’époque. Celle qu’on ne connaît que trop. Déjà, l’assise du film est un conte. Les pauvres ouvriers prêts à faire péter leur maison qui font finalement plier Bernard Arnault. Soit. Mais le conte, dans la simplifications des faits visant à toucher le cœur pour mieux convaincre la tête, ce n’est ni plus ni moins que l’arme par destination du storytelling. La langue des communicants. Celle du néolibéralisme. Celle, encore, des politiques et autres grands de ce monde, dont la propension à occuper l’espace médiatique et à s’y raconter est devenu le cœur du métier. Une langue qui simplifie le monde, le réduit, partant du postulat que les gens sont trop cons ou occupés pour « accueillir du complexe ». Il s’agit de marteler, d’asséner, de démontrer par l’excès et la caricature. De charmer. Après avoir infantilisé ses personnages, Ruffin infantilise ses spectateurs. Alors, le film rejoue la carte éculée des patrons voyous. Ressort les sempiternels extraits à charge de journaux télévisés. Ruffin s’y pose en héraut et en héros. Tout le monde chante la chanson du générique du film à la fin de celui-ci. Et bien sûr le journal Fakir est mentionné assez fréquemment. Faut bien faire tourner la boutique. Les temps sont durs.

Faucheur volontaire

La logique est celle du happening. Comme en témoigne les auto-mises en scène de Ruffin troublant l’assemblée des actionnaires de LVMH. Le genre d’action qui s’imbrique avec une mise en image spectaculaire et pas bien profonde, quand bien même elle est rigolote. Plus généralement, c’est l’ensemble du film, qui joue et se joue des outils de la caméra cachée ou du chantage médiatique. Comme une émission d’investigation nerveuse et racoleuse. Sans même parler de sa proximité évidente avec la structure narrative de n’importe quelle télé réalité. A la manière de la situation initiale dans les émissions type Pascal le grand frère ou Super nanny : plus aucune solution ne s’offre à la famille, à tel point que son « chef » s’apprête à faire exploser la maison pour qu’elle ne puisse pas être saisie. Heureusement, François Ruffin et son équipe sont là pour eux. Franchement, n‘y a-t-il pas urgence, face à une certaine asphyxie médiatique et artistique, d’inventer d’autres langages pour dire le monde que ceux de l’ennemi ?

On me répondra que ce n’est pas pareil, que là c’est un détournement, que l’honneur et l’ethos de la gauche bien sous tous rapports est sauf, car à la fin c’est David qui gagne. Mais je veux ici interroger l’idée même de film. Leur tronche, aux films. Leur gueule. Leur goût. Et leur tripes. Quand on a compris que les OGM étaient mauvais pour la santé et l’environnement, a-t-on imaginé planter des OGM de gauche en réponse ? Non. C’était avec ou sans. Et plutôt sans en fait. Alors certain-es sont aller les faucher et en ont parfois été d’affronter les flics. Point. Alors pourquoi avec Merci Patron, tolérer le pire des formes audiovisuelles de ce monde de merde sous prétexte que leur « finalité » et leur couleur serait cette fois ci « amie »? A quand le fauchage?

« Oh, mais il est relou celui-là, quel mal il y a à les faire chier un bon coup et à leur tirer des thunes sur la place publique à ces connards de patrons? »

Aucun. Si on me racontait les faits, ou s’ils n’étaient pas un film (en tout cas pas ce film), je serais ravi. Mais on cause de cinéma, merde. Et cette simplification à l’extrême n’est pas sans conséquence. Pour le spectateur, c’est un réel inhabitable. De quoi rêver à l’issue de Merci patron? Que quelqu’un se penche sur ton cas de précaire incurable et t’apporte un remède miracle. Et si ça ne suffit pas, tu peux toujours suivre les prescriptions de Ruffin qui bascule alors de réalisateur à sauveur de la gauche (comme on peut le lire ça et là sur l’internet mondial) : il faut restaurer le pont entre ouvriers et intellectuels (sic); il faut se rappeler du joyeux sens du mot populisme; il faut reparler de protectionnisme. Et surtout, faut pas oublier de dire merci, quand à la fin du film, François obtient à l’homme du couple, un CDI à Carrefour.

On pourrait discuter longuement de ce CDI. De la pertinence ou pas de trouver ça chouette qu’un mec soit enchaîné, sa vie durant, à un supermarché. Et du fait – dans le même temps – que le salariat étant une condition commune majoritaire, s’en extraire en bon anarchiste ne peut se faire sans se couper d’une certaine réalité. Que pour parler de révolution, il faut de toute façon parler de salariat. Sans même aborder le sujet des capitaux économiques et culturels qu’implique souvent le fait d’envisager une « précarité choisie ». Bien que déserter ce monde ne soit pas seulement l’apanage des bourgeois bohèmes, loin s’en faut. Il n’y a qu’à voir le pourcentage de personnes en prison qui y sont pour un crime lié à la propriété privée. Bref, ce CDI, il pourrait interroger. Sauf que dans le film, il n’est pas là pour interroger quoi que ce soit. Il est là comme l’un de ces chèques géants en carton remis à un gagnant du loto. Avec le dialogue convenu qui va avec. « T’es content? ». « Oh oui alors. » « Merci qui? » Merci patron.

A ce titre, et en opposition à Merci patron, c’est saisissant de voir comment dans Comme des lions ni les syndicalistes, ni le film lui-même, ne sont dans l’auto-glorification quant aux indemnités finalement obtenues. Les ouvriers-ères ne semblent pas avoir besoin d’être montrés en train de se dire victorieux, tant le jeu que leur a proposé la direction de PSA étaient régi par des règles qu’ils et elles rejettent en bloc. Pas de justice, pas de paix et pas besoin d’agiter un gros chèque en carton devant les caméras pour feindre quelque victoire que ce soit. L’essentiel est ailleurs comme la vérité dans X-files.

Cinéma, cinémaaaaaa

Le cinéma – en montant un peu dans les tours – on pourrait voir ça comme l’endroit où ouvrir l’horizon, au-delà du confinement quotidien de la routine – notamment salariée. Pouvoir prendre appui sur le maillage serré entre émotions et convictions pour sauter et voir ce qu’il y a au-delà des murs du (re)connu. Alors quand à l’inverse le cinéma il me maintient le nez dans la routine, la main fermement appuyée sur ma nuque, en ne me proposant d’autre horizon politique qu’un CDI à Carrefour, j’en ai mal au bide.

Comme des lions prend appui sur une condition commune, floue et intemporelle. L’humanité. Ce qu’on sent alors vibrer en soi, c’est sa propre force, sa capacité à faire partie d’un groupe. Offensif le groupe. On sort de la salle en se demandant combien de temps cela fait qu’on s’est pas senti aussi vivant que les ouvriers-ères à l’écran? On sort de la salle avec l’envie d’agir. Directement. Sans intermédiaire. Sans mode d’emploi. J’ai l’impression que Comme des lions a cette puissance, de pouvoir réunir des anarchistes pur jus, des personnes se définissant comme apolitiques ou des syndicalistes chevronnés autour de l’idée même de combat comme matrice existentielle. Comme façon de vivre et d’être au monde. Laissant pour ce faire l’espace à chacun de venir ricocher sur le récit avec son propre vécu. L’acte de mise en partage qu’est censé être le cinéma, différent de celui de tract visant à rallier « les gens » à une cause ou une idée(ologie) qui leur préexiste.

Certes, pour Merci patron il y a l’énergie que le film fait remonter en soi (et on pourra m’opposer que c’est déjà pas mal), et qui est sortie du lit des projections pour aller inonder la rue avec les Nuit Debout. Bien que Nuit Debout soit à n’en pas douter parmi les événements politiques les plus intéressants en France depuis bien longtemps, cela ne doit pas empêcher de s’interroger sur le film. Ce n’est pas pour rien que populisme et populaire partage une racine commune. Est-ce que j’insulte ici les milliers de gens qui ont (re)découvert leur colère devant des projections du film et qui leur ont ensuite donné corps et mots de mille manières? Non. Néanmoins, je ne vous ferai pas l’affront ici de détailler le nombre de films, écrits ou morceaux de musique qui rencontrent de grands succès tout en étant pourtant, si ce n’est à chier, au moins tout à fait discutables. Alors, oui, j’aurais rêvé qu’on soit des centaines de milliers à se retrouver devant Comme des lions.

Le plan d’ouverture de Comme des lionsjustement, c’est un long travelling où la caméra est fixée sur un chariot élévateur, qui parcourt l’usine de part en part. Il n’y a pas de mots, pas de voix, et le plan est très beau. Avant et au-delà des mots. La pente est glissante à vouloir définir ce qui est beau et ce qui ne l’est pas et je n’irai pas m’y casser une patte. Reste que le film de Ruffin – et par extension l’omniprésence des projections dans les Nuit debout – souffre de cette pathologie qui habite l’idée même de cinéma militant. Dont le symptôme principal est l’opposition entre une ambition esthétique et l’urgence politique de démontrer et combattre. Oui, j’ai trouvé Merci patron excessivement laid au-delà même de tout ce que j’ai pu raconter jusque là. Son didactisme est sa forme même, concentré qu’il est sur les faits et avec la caméra qui semble peiner à se faire une quelconque place à côté des gesticulations de Ruffin.

Ce n’est pas la première fois dans ma carrière de spectateur, que je déteste un film militant à cause de sa médiocrité cinématographique, et ce alors même qu’il rencontre un succès certain. Longtemps, je me suis cru formaté et élitiste à ma manière. Coupé des réalités quant à ce que tout un chacun aime qu’on lui raconte au cinéma, et à la manière dont il aime se voir histoire conter. En voyant Comme des lions, et en me rappelant quel cinéma je défends depuis quelques années déjà, je me suis dit que, non, je n’étais pas juste un pisse froid. Et que le mal est plus profond. Car Comme des lions prouve la possibilité même d’un film opérant politiquement (autrement dit qui donne envie de se bouger les fesses) sans que cela soit au détriment de sa forme. Pire encore, il est opérant parce qu’il est beau. Ces plans d’usine au petit jour, ces face à face tendus entre grévistes et non grévistes, cette manière de célébrer les détails des expressions de visages et corps, la mise en scène du silence, ou encore cette arrivée somptueuse et surréaliste des ouvrier-ères dans une salle de réunion blanche et aseptisée – digne d’un décor de Kubrick – qu’ils vont occuper une journée. C’est parce qu’on en prend plein les mirettes pendant 2h que le film se rappelle ensuite à nous comme une preuve vivante. Habité par la présence des ouvriers-ères, on se rappelle alors qu’il s’agit de ne pas se rendre et on n’a besoin de personne pour nous l’expliquer vu qu’on le ressent.

J’entends depuis que je suis en mesure d’écouter que changer ce monde ne se fera pas sans changer nos rapports humains, nos rapports de sexe, notre manière d’habiter l’environnement immédiat et plus lointain, notre manière de travailler… Je rêve du jour où se rajoutera à la liste la manière de nous raconter nos histoires – via le cinéma notamment – et d’ainsi construire nos mythes. Ce qui se passe sur nos toiles n’est pas un support de la lutte, mais un de ses fronts.