Numéro 5

À Bure, on enterre le nucléaire ?

On avait passé la nuit à rouler. Neuf cents bornes à cinq dont un enfant, dans une vieille voiture, pelotonné.e.s les un.e.s contre les autres. Aux premières lueurs du jour, à travers la brume glaciale de février, le panneau tant attendu est apparu : Bure. Une poignée de maisons de vieilles pierres agglutinées autour d’une église. Une rue principale boueuse. Le mugissement de quelques vaches à travers des murs épais. Et une pancarte couverte d’une fine couche de givre, accrochée bien haut au fronton d’une vieille bâtisse : Bure Zone Libre – Maison de Résistance.

C’est dans ce bled d’une poignée d’habitant.e.s que se mène le combat contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires baptisé « Cigéo ». Dans ce tout petit village perdu entre d’immenses champs et de trop rares forêts. C’est ici que se joue l’avenir de la filière nucléaire française, et l’avenir de milliers de générations à venir. 

Un copain a ouvert la porte de la maison de résistance, un bol de café fumant à la main. On s’est extirpé.e.s de la bagnole, on l’a embrassé et on est allé.e.s dormir dans une maison amie dont on ne connaissait pas les occupant.e.s, mais qui nous avaient laissé la porte ouverte pour qu’on puisse s’y glisser et mettre l’enfant au chaud. Une bien belle chose la solidarité, en hiver.

Ce 18 février 2017, on ne savait pas encore qu’une partie de notre cœur resterait accroché à ce bout de terre entré en résistance contre le plus gros projet industriel français du XXIème siècle. Piloté par l’Agence Nationale pour la Gestion des Déchets Radioactifs (Andra), Cigéo a pour ambition d’enfouir en couche géologique profonde les déchets du parc nucléaire français et européen de haute et moyenne radioactivité à vie longue, c’est à dire 3 % du volume total des déchets existants concentrant à eux seuls 99 % de la radioactivité. Une poubelle nucléaire en bonne et due forme, 500 mètres sous terre, irradiée pour des centaines de milliers d’années.

Des chouettes hiboux en cortège

À notre réveil, le village avait changé. Un grand soleil, des centaines de manifestant.es, des drapeaux jaunes ornés de l’inévitable sigle de la radioactivité, des chouettes masques de hiboux (symbole de sagesse adopté par les militant.es) distribués devant la maison de résistance, de la musique pleine balle, des cagoules et des paillettes, des chaussettes enfilées par-dessus les chaussures, des jeunes en noir et des vieux bigarrés, un mec en short qui se hisse prestement sur son tracteur d’un air déter… Nous, on avait une poussette et des k-way, et on était bien content.es d’être là.

La manifestation s’est dirigée vers le bois Lejuc, petite forêt qui orne la colline à l’ouest du village. À la Vigie Sud du bois, sous les allers-retours incessants des hélicos, nous sommes entré.e.s en « forêt libérée » et ça sentait bon le bordel, la joie, l’humus et l’autogestion. Sept mois auparavant, le 15 août 2016, des centaines d’opposant.e.s avaient abattu à coups de masse un mur d’enceinte érigé – illégalement – par l’Andra autour du bois Lejuc. Malgré la pression policière, la forêt était donc occupée depuis la « chute du mur » par des militant.es, à grand renfort de cabanes perchées dans les chênes centenaires et de barricades. La forêt, coupée en deux par une piste, était protégée à chaque extrémité par deux « vigies » : Vigie Sud et Vigie Nord. Le Bure de Merlin gisait à terre. C’était bon de le fouler aux pieds, de hisser l’enfant sur des pans restés debout, de se marrer en lisant les écritures dont il était orné : « Break down capitalism walls », « Nous sommes un mouvement de masses », « 50 nuances de bris », « Un monde sans murs / une terre sans frontières / une vie sans nucléaire »…

Après un pique-nique et des prises de parole, la manifestation s’est remise en mouvement : direction le laboratoire de l’Andra. Malgré un dispositif policier impressionnant, les 500 chouettes hiboux qui formaient le cortège s’en sont pris aux grilles de « l’écothèque » de l’Andra, bâtiment emblématique d’un cynisme décomplexé dont l’objectif est de « préserver la mémoire de la qualité de l’environnement actuel (sic) et de sensibiliser le public à la protection de la biodiversité ». Sous les assauts des manifestant.e.s, les grilles protégeant l’écothèque sont tombées. Énergie brute. Organisation efficace. Des poèmes situationnistes scandés au mégaphone, entrecoupés de « attention ! personne isolée à gauche ! », « le vent leur renvoie les lacrymos, on avance ! ».

Ce jour-là, Cigéo semblait être un colosse aux pieds d’argile s’enfonçant dans la glaise calcaire de la Meuse. Et comme le dit la chanson : « Il faut qu’il tombe, tombe, tombe… » (1). Quitte à y mettre de grands coups de lattes.

Déchets : une filière saturée

La filière nucléaire est fragilisée par l’accumulation astronomique de ses déchets. Les centrales arrivent à obsolescence et devront être démantelées (produisant ainsi des déchets), les anciennes mines d’uranium sur le territoire français sont pleines à craquer, les piscines de stockage débordent et les industriels ne peuvent plus balancer les fûts à la mer comme au bon vieux temps, lorsque les côtes de la Manche faisaient office de vide-ordures bon marché (2). Aujourd’hui, les acteurs du nucléaire avouent qu’ils ne savent pas comment gérer ces déchets, qu’ils n’ont d’ailleurs jamais su, et que les recherches tant espérées dans le domaine du recyclage n’ont abouti à rien. Alors que faire ? Balancer la poussière sous le tapis semble être la décision adoptée par les ingénieur.e.s et les politiques qui nous gouvernent. Car c’est bien de cela dont il s’agit : invisibiliser la lie de la production nucléaire militaire et civile pour mieux continuer à produire.

Cigéo, ce serait 80 000m3 de déchets nucléaires, 280km de galeries souterraines bourrées de milliers de colis radioactifs, 680 hectares d’installations en surface (terminal ferroviaire, réception des colis, reconditionnement, stockage temporaire), deux trains de déchets atomiques par semaine pendant 130 ans, un camion-benne de chantier toutes les 80 minutes pendant un siècle. Bref, un sarcophage ultra-radioactif saturé d’hydrogène, fermé « pour l’éternité » sans aucune possibilité d’y intervenir si nécessaire.

Une pollution millénaire

Face à cette « éternité », l’Andra garantit la surveillance et la maintenance électrique de son site pour 300 ans. Cela équivaut à un battement de cils au regard des 100 000 ans nécessaires pour espérer voir la radioactivité se dissiper. Mais comment compte-t-elle s’y prendre pour dompter cette marmite sous pression alors que ses ingénieur.es n’ont toujours pas trouvé comment évacuer l’hydrogène, un gaz extrêmement inflammable ? Et que dire des accidents qui ont déjà coûté la vie à deux ouvriers en 2002 et 2016 sur le chantier de Cigéo ? Les galeries s’effondrent sur les hommes, et l’Andra croise les doigts pour qu’à l’avenir elles ne s’abattent pas tragiquement sur les fûts radioactifs. Et pour parer à l’oubli de la pollution souterraine dans les millénaires à venir, cet organisme d’État invoque des solutions fantaisistes : une sculpture qui « ferait peur » aux humains de l’an 6 000, des « radiochats », sortes de chats génétiquement modifiés qui deviendraient jaunes fluo au contact de la radioactivité, des comptines effrayantes à se transmettre de génération en génération… On croit lire un mauvais scénario d’anticipation, mais c’est pourtant la réalité qu’on nous prépare sur le terrain.

De l’autre coté de l’Atlantique, le Waste Isolation Power Plant (WIPP) est un centre d’enfouissement cogéré à titre de « centre pilote » par un acteur qui ne nous est pas inconnu : Orano (ex-Areva, ex-Cogéma). Qualifié de « petit frère » de Cigéo, il n’accueille que des déchets de faible activité. Inauguré en 2007 au Nouveau-Mexique, il nous donne une idée glaçante de ce qui pourrait advenir en Meuse. Le 5 février 2014, un camion brûle dans les abysses du WIPP. Neuf jours plus tard, une balise à la surface détecte des rejets radioactifs et chimiques. La population angoisse, mais dans un premier temps, ni Orano ni l’État ne peuvent intervenir en raison des conditions extrêmement dangereuses dans les galeries souterraines. Le site, initialement prévu pour tenir des milliers d’années, restera fermé pendant trois ans avant de ré-ouvrir en 2017. Impossible de ne pas faire le parallèle avec le projet de l’Andra. Car le souci de réaction inflammable advenu au WIPP est posé de façon cruciale par les déchets de moyenne activité prévus en très grande quantité à Bure. Il s’agit de déchets très irradiants, inapprochables. Le scénario de l’accident du WIPP serait donc totalement ingérable dans Cigéo.

L’humanité devenue « mortelle »

L’argument le plus répandu à propos des déchets nucléaires est de faire preuve de pragmatisme : « Nous avons déjà produit ces déchets, il faut bien en faire quelque chose ! ». Alors faisons-les disparaître de notre vue, plébiscitons Cigéo puisque même Nicolas Hulot soutient que c’est la « moins mauvaise solution » ! C’est oublier que la recherche dans le domaine est essentiellement guidée par les crédits alloués aux laboratoires, qui proviennent principalement des producteurs d’énergie nucléaire. Ceux-là ont clairement intérêt à faire oublier la crise des déchets pour continuer à faire tourner les centrales, les mines et les installations militaires. C’est aussi oublier que deux autres solutions sont proposées : la solution temporaire du stockage en « sub-surface », qui permet une surveillance des déchets et une extraction réversible pour le jour où un retraitement des déchets est trouvé (la réversibilité étant une qualité que l’Andra prête à tort à l’enfouissement géologique – l’exemple du WIPP nous l’a bien montré). Une alternative concerne les recherches en cours sur la séparation et la transmutation, consistant à séparer les éléments les plus dangereux pour réduire la nocivité des déchets. Mais bien que le gouvernement ait reconnu ces solutions comme valables, les ressources ont été très majoritairement allouées à la recherche sur l’enfouissement géologique, plus rapide et moins coûteux.

Cigéo et le nucléaire posent également un problème d’ordre philosophique. L’avènement de la bombe atomique a poussé l’anthropologie à repenser la question de l’humanité, de sa finitude et peut-être même de sa fin prochaine. « Le philosophe Gunther Anders avait compris l’enjeu de la transformation de la condition humaine dès lors que celle-ci serait placée à l’ombre de la menace – permanente – de la destruction. Ainsi, si l’on pouvait affirmer après la découverte des camps d’extermination que « l’humanité était devenue tuable » selon ses propres termes, elle était aussi devenue, et presque concomitamment « mortelle » à l’aube du 6 août 1945. » (3)

Mais après la sidération des bombes nucléaires lâchées sur Hiroshima et Nagasaki ce 6 août 1945, faisant des centaines de milliers de morts et autant de maladies rampantes, comment les décideurs politiques ont-ils pu continuer à faire construire des installations industrielles militaires et civiles sanglantes, dont ils savaient pertinemment qu’elles produiraient des déchets extrêmement dangereux, dépassant en longévité l’entendement humain ?

Une poubelle atomique ici ? Jamais !

À Bure, on a rencontré des personnes venues de tous horizons. On avait envie de demander à chacun d’entre eux : mais toi, qu’est-ce qui t’a amené ici ? Pourquoi tu te bats dans ce bled perdu qui sent la lacrymo et la fouille au corps, quadrillé de gendarmes mobiles ? Pourquoi tu persistes à vivre dans cette cabane à 15 mètres de hauteur, par moins 20 degrés en plein hiver ? On a rencontré des femmes et des hommes de tous âges et de toutes conditions sociales, on s’est réchauffé.es avec ell.eux au coin des braseros et on a écouté la longue histoire de cette lutte. Qui, en regard des 20 000 ans de la demi-vie du plutonium, ne fait que commencer…

À la fin des années 1990, quand l’Andra a posé les premières briques de son laboratoire entre la Meuse et la Haute-Marne, ce sont d’abord les paysan.ne.s, les riverain.e.s et les élu.e.s qui se sont mobilisé.e.s contre la nucléarisation de leur territoire. Une poubelle atomique ici ? Jamais ! Même si les gros sous de l’Andra promettaient emplois et relance économique à cette région pauvre, tributaire d’un lourd héritage historique (la guerre 1914-1918 et la désindustrialisation). En 1998, quelques élu.e.s de la Meuse forment une délégation pour manifester leur opposition dans les hautes sphères du pouvoir. Reçu.e.s par la conseillère en environnement de Lionel Jospin, ell.ils ont la surprise de l’entendre approuver leur discours, et les assurer du soutien du premier ministre lui-même. Ell.ils demandent alors la confirmation de l’abandon du projet Cigéo. Mais d’abandon il n’en est pas question, leur rétorque-t-elle, car le rapport de force est du côté du lobby de l’industrie nucléaire, qui pèse lourd – à coups de milliers d’emplois et de millions d’euros en jeu (5) – sur la ligne politique du gouvernement. Jospin ne fait pas le poids. Ou alors, ajoute-t-elle d’un geste mimant vaguement une balance : « Mettez-nous 10 000 personnes dans la rue et on vous écoutera ». En Meuse, 10 000 personnes dans la rue ? C’est de l’ordre de l’impossible pour ce département exsangue dont le sud ne compte plus que six habitants au kilomètre carré. « C’est bien pour ça que la Meuse à été choisie » admet-elle. (6) Cette petite phrase jetée en fin d’entretien cristallise à elle seule le déni de démocratie du projet Cigéo et le choix, dégueulasse – puisqu’il faut parler franc – de la Meuse, non pas pour les qualités de l’argile de son sous-sol mais bien pour son potentiel d’acceptation sociale du projet. (cf encadré)

Une ferme pour la lutte

En 2004, la mort d’un jeune militant happé par un train de transports de déchets met un coup au moral de la lutte. Peu après, l’opposition au débat public produit un effet pervers de fatalisme devant le cynisme des institutions : un grand nombre d’habitant.es des environs se font une raison devant un adversaire qui bénéficie de tous les pouvoirs, l’Andra brandissant la menace d’expropriation devant celles et ceux qui lui résistent.

Mais en 2005, la tendance s’inverse. Des antinucléaires de France et d’Allemagne créent l’association « Bure Zone Libre » (BZL). Avec le réseau « Sortir du nucléaire », ell.ils achètent un vieux corps de ferme à rénover à Bure. Cette ferme en ruine deviendra la « Maison de résistance à la poubelle nucléaire », un formidable espace de rencontres, d’organisation et d’échanges. Quelques années plus tard, en 2015, le VMC Camp (7) démontre la vigueur de la lutte en cours : un camp antiautoritaire et anticapitaliste contre le nucléaire et son monde, qui réunit pendant dix jours intenses plus d’un millier de personnes venues de France et d’Europe ; rassemblant les forces et impulsant l’énergie pour l’occupation du bois Lejuc qui allait se concrétiser l’été suivant.

Au fil des ans, l’agrégation et la complémentarité de ces différentes composantes a permis à la lutte anti-Cigéo de perdurer. Et comme on dit, « c’est parti pour Burer » ! La dernière manifestation en date, le 16 juin 2018, était exemplaire à ce titre : nous étions 3 000 dans les rues de Bar-le-Duc, la préfecture de la Meuse. Deux magnifiques hiboux de cinq mètres de haut devançaient un cortège bariolé, les manifestant.e.s arborant des masques de hibou, des feuillages et parfois des cagoules. La musique était entraînante et la solidarité était belle à voir entre les différents modes d’action. Ici, pas de « bons » ou de « mauvais » manifestant.es, mais un bloc uni pour que cesse la folie destructrice du projet Cigéo.

Expulsion du bois, amplification de la lutte !

Mais on va un peu trop vite, il faut revenir au 23 février 2018. À l’aube, 500 gendarmes mobiles interviennent pour expulser le bois Lejuc. La démonstration de force est largement médiatisée, avec BFM TV sur les talons de l’opération militaire. Les cabanes sont rasées, les vigies détruites et le bois est gardé sous haute surveillance. Nous avons assisté de loin à cette expulsion, impuissant.es et rageux.ses. Je me rappelle avoir pensé très fort à un petit fanion jaune qui voletait dans le vent, accroché à une barricade. Il y était inscrit : « Ce que nous défendons ici, nous le défendons pour tous ».

Le soir même de l’expulsion, nous étions 150 manifestant.es devant la préfecture de Toulouse, comme dans une majorité de villes en France. Des dizaines de comités de lutte anti Cigéo se sont créés ce jour-là. Quelques jours plus tard, on remontait dans la vieille bagnole et on avalait les kilomètres en direction de Bure. Hors de question de ne pas venir aux premières rencontres « inter-comités de lutte », malgré les arrêtés préfectoraux délirants, à leur habitude : interdiction de circulation à pied, en voiture et – évidemment – interdiction de manifestation. Pourtant, les 3 et 4 mars 2018, nous étions environ 300 à nous geler dans une vieille grange nommée « l’Affranchie », qui abritait l’événement. Un des opposants « historiques », Claude Kaiser, prit la parole avec des larmes dans la voix : « En ces jours terribles pour la lutte, une chose essentielle me réchauffe le cœur : vous êtes là et vous êtes venu.es de partout. Aujourd’hui, Cigéo n’est plus seulement un problème meusien ».

Ainsi, les comités de lutte, si frêles et si naissants soient-ils, sont une donnée déterminante de ce combat. Ils disséminent la question cruciale de l’arrêt du nucléaire, une industrie mortifère et oppressive qui perpétue des systèmes de domination injustes et insoutenables écologiquement. Ils permettent de créer de l’information face à la désinformation de l’Andra et donnent une ampleur nationale à une problématique qui nous concerne tou.tes mais que l’État aimerait cantonner discrètement en Meuse.

Bure sous occupation

Après ces deux jours intenses de discussions et une manifestation durement réprimée, certain.es d’entre nous sont rentré.es dans le sud-ouest, d’autres sont resté.es pour passer un peu de temps sur place. Réparer un bout de charpente. Donner un coup de main à la cuisine. Aller voir ce qu’il reste du bois Lejuc ? Impossible, les gendarmes veillent et toute personne qui s’y risque peut se voir taxée d’une amende de 500 euros de l’heure. Ça fait cher le panier de champignons. Un matin, le soleil a montré le bout de son nez. J’ai eu irrépressiblement envie d’aller m’y réchauffer. Une tasse de thé fumant à la main, j’ai ouvert la porte, un sourire aux lèvres. Mais j’ai vite remonté mon écharpe sur mon visage et fait demi-tour dans la maison : les gendarmes mobiles étaient là, sur le trottoir d’en face. Pas de soleil pour les antinucléaires. Sortir d’une maison à peine réveillé.e, c’est d’abord éviter les gendarmes. Éviter la caméra des gendarmes. Éviter les rues bloquées par les gendarmes. Éviter de se faire photographier par l’hélicoptère des gendarmes. Éviter de se faire interpeller, plaquer, embarquer par les gendarmes. Ramasser la coquille vide d’une grenade lacrymogène dans le jardin. Bure vit sous occupation. Au-delà des 36 milliards d’euros que coûte le projet, enfouir les déchets les plus radioactifs du parc nucléaire en Meuse a un prix : celui de la militarisation extrême du territoire.

Bure est clairement un laboratoire répressif dont le ministère de l’intérieur, les renseignements et la gendarmerie nationale usent et abusent. Pour détruire ce mouvement de résistance vieux de 25 ans, il y a déjà eu plus d’une cinquantaine de procès. Des centaines de mois de sursis distribués. Près de 2 ans de prison ferme et 26 interdictions de territoire. Sept personnes interdites de se voir et de rentrer en relation, et ce pour des années, dans le cadre d’une instruction en cours pour « association de malfaiteurs ». Des milliers d’euros d’amende, une vingtaine de perquisitions réalisées en Meuse, à Paris, en Isère. Une trentaine de gardes à vue, dont celle de l’avocat des opposant.es. Des manifestations durement réprimées, avec un manifestant qui a perdu la moitié de son pied suite à l’explosion d’une grenade le 15 août 2017. Un escadron de gendarmes mobiles installé sur place depuis l’été 2017. Et chaque jour, depuis plus d’un an, les habitant.e.s de Bure et alentours sont suivi.es, fiché.es, filmé.es, et contrôlé.es, et parfois à plusieurs reprises en l’espace de quelques heures.

Contre l’asphyxie policière

Des journalistes de Libération (8) ont eu accès au dossier d’instruction (épais de 10 000 pages) pour association de malfaiteurs, ils révèlent des moyens extraordinaires mis en œuvre : « Surveillance physique, géolocalisation, balisage de véhicule, placement sur écoute, tentative de sonorisation d’une maison, expertise génétique, exploitation de matériel informatique ». Des écoutes massives, des milliers de communications décortiquées mais aucun « élément intéressant l’enquête ou susceptible d’aider à la manifestation de la vérité ». Une « cellule Bure », basée entre Nancy et Commercy, fait travailler à temps plein entre 5 et 10 officiers de police judiciaire. Leur mission : enquêter et consigner toute la vie des opposant.es dans des milliers de procès-verbaux. Un seul but : surveiller et détruire le mouvement de lutte par l’asphyxie policière et judiciaire.

Les 900 km qui nous séparent de Bure ont été franchis de nombreuses fois depuis ce 18 février 2017. Nous y avons créé des amitiés, nous y avons rencontré une énergie joyeuse et déterminée qui nous a fait grandir et nous questionner. Nous avons impulsé des comités anti-Cigéo ici, à Toulouse et dans le Tarn. Car Cigéo c’est Hiroshima et Nagasaki, c’est les essais nucléaires dévastateurs en Algérie et à Tahiti, c’est Tchernobyl, c’est Fukushima, c’est la centrale d’à coté, c’est l’oppression, les leucémies, les cancers des mineur.es, des ouvrier.e.s, des enfants, des femmes et des hommes de par le monde. C’est un monde – de merde – que l’on refuse et contre lequel nous voulons nous battre. Un cocktail explosif de post-colonialisme industriel (9), de collusion politico-industrielle au sommet de l’État (10), de déni de démocratie dans les consultations publiques (11) et de répression policière et juridique hors-norme.

Pour un monde vivant

De manière générale, la criminalisation de l’activisme politique, social ou écologique est en plein boom, tous les signaux sont au rouge et de trop nombreux exemples viennent nous le prouver chaque jour : délit de solidarité avec les réfugié.e.s, manifestations violemment réprimées suivies d’arrestations, perquisitions sur des territoires en lutte face à de grands projets industriels imposés, montage politico-judiciaire dramatique de « l’ultra-gauche » à Tarnac, utilisation de « faisceau d’indices concordants » pour emprisonner ou assigner à résidence, définition fallacieuse des « armes par destination »… La liste est longue, parfois ubuesque et le plus souvent tragique. Progressivement, le langage médiatique à remplacé les termes « militant.e.s » ou « activistes » par « éléments radicalisés » et autres « casseurs ». Ainsi, on fabrique des criminels et on enterre les lanceurs d’alerte. Celles et ceux qui, pourtant, jettent leur vie dans un combat tourné vers les autres, pour les générations à venir, pour la préservation d’un acquis social ou d’un bout de terre irremplaçable. Ce constat est criant, tant la période insurrectionnelle que nous traversons depuis le mois de novembre aura mis à contribution gendarmes, CRS et médias de masse au service du maintien de l’ordre. Le mouvement des Gilets Jaunes catalyse beaucoup de colères et un immense besoin de respect. En manifestations, sur les ronds-points et les blocages, sous les lacrymos et les grenades on voit des chouettes et des hiboux joindre leurs corps et leurs voix au mouvement. Contre l’injustice sociale, et pour préserver un monde vivable, intensément vivant.

Enfumage participatif

C’est dans ce contexte tendu qu’un débat public national doit être mis en œuvre dans les mois qui viennent par la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) à propos de la gestion des déchets nucléaires. Après le pseudo débat de 2005 – pour lequel le gouvernement n’a tenu aucun compte de la synthèse du débat proposé par la CNDP – et celui de 2013 boycotté par la coordination des opposant.e.s, on peut se demander si cette troisième tentative n’a pas vocation à faire accepter Cigéo à la population une bonne fois pour toutes grâce au vernis démocratique de la « concertation ».

Mais comment débattre sereinement alors que la police et la justice emprisonnent et brisent les vies des opposant.es ? Alors que l’Andra continue ses travaux coûte que coûte en totale illégalité ? Cette parodie de débat démocratique pourrait néanmoins être une excellente occasion pour tester la coordination des forces des comités de lutte anti Cigéo sur l’ensemble du territoire.

Aujourd’hui il fait beau, et je peux sortir sur le pas de ma porte. L’enfant joue tranquillement sous le figuier effeuillé par l’hiver. Un pic-épeiche s’en donne à cœur joie contre le tronc du noyer. « Mais cent mille ans, c’est long comment ? », me demande l’enfant. J’ai pensé aux peintures étranges qui ornent la grotte de Lascaux, datées de 14 000 ans. Comment lui répondre ? Comment imaginer qu’en sept fois 14 000 ans les humains sauront garder la mémoire d’un danger absolu enfoui sous terre ? Comment oser penser qu’il n’y aura ni guerres, ni tremblements de terre, ni tout simplement de champs semés là-dessus ?

Je ne vis pas à Bure, mais je pense à mes ami.es interdit.es de soleil et aux enfants à qui personne ne saura donner de réponse.

texte : Des chouettes hiboux des comités de lutte de Toulouse & du Tarn

dessins : Manoï

Contact : burepartoutnnp@riseup.net

+ d’info : www.stopcigeo-bure.eu ou bureburebure.info

(1) L’Estaca (traduction littérale : « le pieu »), Lluis Llach, 1968. Composée durant la dictature du général Franco en Espagne, c’est un cri à l’unité d’action pour se libérer de l’oppression. La vidéo en ligne sur Youtube « Bure : les grilles de l’Andra sont tombées ! » reprend cette chanson pour relater la manifestation du 18 février.

(2) Plus de 14 000 tonnes de déchets radioactifs ont été immergées à la fin des années 1960 par la France dans des fosses de l’Atlantique. Cette pratique a ensuite été abandonnée en 1983. (Source : Le Monde, 11/07/2012)

(3) « La question nucléaire, à l’origine d’une nouvelle pensée : le catastrophisme » par Frédérick Lemarchand, Sociologue, Université de Caen-Normandie.

(4) Il faut avoir en tête que la production d’énergie nucléaire civile et la construction de bombes nucléaires sont intrinsèquement liées. L’uranium est enrichi en isotope U235 – de 3% pour le civil et 90% pour le militaire – mais le processus est indistinct : le nucléaire militaire ne peut exister sans la production civile.

(5) Les Groupements d’intérêt Publics sont des institutions publiques départementales « d’accompagnement économique » qui subventionnent abondamment tous les villages environnants : chantiers, festivals, associations, etc. Une sorte de compensation à l’installation de l’ANDRA qui achète les consciences et contribue à rendre acceptable l’inacceptable au travers de la mise en place d’un processus d’acceptabilité sociale. (Source : « Bure et l’argent de Bure », www.vmc.camp, 28/06/15).

(6) Extrait d’un entretien avec Claude Kaiser dans le documentaire radiophonique « Bure ou la poubelle nucléaire », Les Pieds sur terre, France Culture, 09/05/2018.

(7) Le collectif VMC – Vladimir, Matine & Co, en référence à Vladimir Martynenko, l’employé d’aéroport qui a tué par accident le PDG de Total Christophe de Margerie en 2014 – est né des multiples rencontres croisées au fil des camps NoBorder, des Camps Action Climat, de la lutte à Notre-Dame-des-Landes, au Val Susa, au Chefresne et à Valognes.

(8) « A Bure, le zèle nucléaire de la justice » Libération, 14/11/2018

(9) « L’Afrique, poubelle nucléaire ? », Médiapart, 02/06/2013

(10) « Edouard Philippe, impliqué dans le pillage de l’uranium du Niger par Areva et dans un conflit d’intérêt », sur http://www.observatoire-du-nucleaire.org. En 2007, Edouard Philippe est nommé directeur de la communication et directeur des affaires publiques d’Areva.

(11) « Cigéo, les enjeux de la participation au débat public », Médiapart, 21/06/2013

À la recherche d’un territoire docile…

Entre 1980 et 1989 l’Andra prospecte les sous-sol de quatre départements mais fait face à une opposition populaire très déterminée. Extrait du Rapport Guillaume, Pellat et Rouvillois (1989) : « Il apparaît de plus en plus que la contrainte principale dans ce domaine est la capacité de la population locale à accepter le principe du site de stockage, beaucoup plus que les avantages techniques, relatifs des différents types de sous-sol. »

« Du point de vue de la santé mentale, la solution la plus satisfaisante pour l’avenir des utilisations pacifiques de l’énergie atomique serait de voir monter une nouvelle génération qui aurait appris à s’accommoder de l’ignorance et de l’incertitude ». Extrait du rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé intitulé « Questions de santé mentale que pose l’utilisation de l’énergie atomique à des fins pacifiques », écrit en 1958.